À parler souvent de la (ou des) communauté(s) du logiciel libre, on est amené à ne voir dans ces communautés qu’une seule finalité : la création de logiciels libres. Le logiciel libre ne serait-il pas un moyen de se retrouver ensemble ?
Jacques Chatignoux n’est pas un expert du logiciel libre, il l’exploite pour développer des communautés. À travers sa conférence du 10 juillet 2003 lors des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre à Metz, il nous a livré son expérience dans l’utilisation du logiciel libre SPIP et son sentiment sur cette communauté qu’il côtoie.
Son activité est le Conseil en Communication et Développement ainsi que l’animation de réseaux, principalement dans le domaine du développement local et de l’aménagement du territoire. Il utilise le Web depuis des années afin d’impliquer les habitants et de démultiplier l’efficacité de ses initiatives. On trouvera une liste des sites qu’il anime sur iGenerator.
Pour Jacques Chatignoux, les communautés sont la conjonction de plusieurs éléments :
– des individus,
– un contexte,
– une volonté commune,
– des divergences.
Les divergences peuvent être liées à des différences de connaissances ou d’interprétation. Ces dernières ne sont pas forcément gênantes dans la mesure où la vie d’une communauté serait ennuyeuse si tout le monde parvenait à un accord sans un peu de tergiversations. :)
Au milieu de ces points de convergences et de divergences, Jacques Chatignoux se place sur des problématiques pratiques telles que mener une consultation autour sur l’aménagement du tracé de la RN19 et met les individus en relation afin de les amener à accoucher d’un accord.
Dans un premier temps, il nous a vanté les mérites de son support technique de prédilection, SPIP, puis nous parle de cette communauté un peu particulière qu’il a côtoyée à travers son expérience : la (ou les) communauté(s) du logiciel libre.
Le but d’une communauté par opposition à l’individu est le partage d’une vision commune. Pour ce faire, Jacques Chatignoux utilise SPIP car c’est un outil simple à mettre en place et à utiliser et qui lui permet de se concentrer sur l’essentiel. En effet, la simplicité d’utilisation de SPIP et sa puissance, qui n’est égalée par aucun autre outil, permettent aux internautes, quelque soit leur niveau de compétences en informatique, de débattre sur Internet et non malgré Internet : enfin, la technologie ne se révèle pas un frein mais un moteur à la communication.
Faciliter la prise de parole
Ceux qui conduisent un projet ont besoin de publier des informations afin que les personnes qui sont parties prenantes puissent aussi bien réagir que s’informer. SPIP, en proposant une chaîne d’approbation du contenu claire et simple, est un système orienté vers la rédaction de contenu, plutôt que sa mise en forme. Cela représente un plus pour les rédacteurs non-informaticiens : nulle connaissance en informatique n’est nécessaire pour publier. De plus, la mise en forme est indépendante du contenu, elle intervient lors de la mise en ligne, une feuille de style est alors appliquée au texte, permettant d’obtenir facilement un rendu agréable à l’oeil et homogène pour tous les articles. Ainsi, le rédacteur se retrouve déchargé du frein technologique, et l’on peut éviter d’ajouter des intermédiaires (tels que le webmestre) qui ralentissent le dialogue. Le temps séparant la rédaction de la publication en est grandement diminué, ce qui augmente la réactivité du site par rapport à l’actualité.
Un des effets secondaires du système de publication est aussi de mettre des personnes en situation de défendre leurs projets directement et de s’impliquer plus fortement :
– SPIP fonctionne en s’appuyant sur la notion d’auteur, et l’adresse de ces dernier est apparente dans l’habillage par défaut dont s’inspire fortement M. Chatignoux. Cette mise en avant au niveau de la présentation permet à certains éditeurs de réaliser leur place dans le débat et les amène à assumer plus facilement leurs positions dans les projets ;
– SPIP propose d’activer des forums de discussion publics à la suite de tout article. Ceci permet de gérer un fil de discussion (arborescent), simple d’utilisation et accessible par le Web. Ce qui est plus simple à gérer qu’une liste de diffusion par e-mail.
Ces deux mécanismes aboutissent parfois à révéler et à rassurer des responsables dans leur rôle dans le dialogue avec les administrés et incidemment aux lecteurs du site d’avoir une meilleure lisibilité des personnes en présence, en transformant des interlocuteurs anonymes (l’administration, une compagnie) en des personnes en chair et en os. On peut parler de facilitation du dialogue : il est plus facile de parler à quelqu’un qu’à une chose non déterminée.
L’importance du logiciel libre dans ce processus ?
Aucune. Ce qui importe à M. Chatignoux est que les personnes puissent parvenir à un accord. Une bonne relation est un peu comme une relation de couple faite de quelques dissensions, de compromis, de dialogues et de convergences. Pour la construction d’une communauté, les outils logiciels libres sont fondamentaux uniquement parce qu’ils savent se faire oublier. Ainsi, M. Chatignoux peut-il se concentrer sur les acteurs, et les amener à mieux dialoguer. À travers ses contributions auprès des internautes dans les forums, il va, dès lors, agir comme un médiateur. Ainsi, il va aider ses clients dans leur démarche de communication, et il va aider les internautes à accoucher de leurs propres pensées. Ensuite, ce sont à la fois ses clients qui défendent un projet précis, et les visiteurs du site qui, de par leurs interactions, vont développer et mûrir des dialogues visant à aplanir les difficultés ou lever les malentendus [1].
Il est déjà suffisamment compliqué de réussir à faire se mettre d’accord des individus, il ne faut peut-être pas ajouter des difficultés inutiles !
Après ce retour d’expérience de l’utilisation de logiciels libres pour construire des communautés, M. Chatignoux a évoqué son expérience de bâtisseur de communautés pour parler de celles du Logiciel Libre. Dans le monde du Logiciel Libre, certains utilisent des outils de publication comme SPIP pour promouvoir leurs propres projets. On y retrouve les dynamiques évoquées plus haut.
L’utilis’acteur
La première expérience appréciable que l’on peut avoir du logiciel libre est l’entraide que l’on peut obtenir de la communauté. Pour M. Chatignoux, il s’agit principalement de celle de SPIP. Utilisateur de Macintosh et peu enclin à passer ses soirées à bidouiller son ordinateur, il a pu apprécier l’aide que peut apporter la communauté SPIP, mais aussi la difficulté à faire valoir son point de vue : celui d’une personne sensible aux problématiques de gestion de contenu, mais relativement insensible à la technique.
Une communauté en opposition
Une communauté peut souvent se définir à la fois par un projet, et une opposition. La communauté du logiciel libre semble, au prime abord, vivre en négation du modèle propriétaire [2]. Cette identité, définie par l’opposition, ne met pas en valeur les projets positifs d’une part, et d’autre part met tout nouvel arrivant dans une position de malaise où il se sent quasiment en devoir de choisir entre deux visions qui semblent manichéennes.
Hiérarchie de compétence
Si les communautés du libre se définissent souvent comme ouvertes au dialogue, elles semblent aussi exiger des nouveaux entrants qu’ils partagent le respect de la hiérarchie de compétence [3]. Il en découle des aspects positifs : peu importe que vous soyez jeune ou vieux, peu importe votre sexe, votre pays d’origine... votre avis sera d’abord mesuré à l’aune de vos réalisations.
Cependant, l’aspect de ces communautés professionnelles [4] est la difficulté à dialoguer ou à concevoir leurs produits à destination de personnes de moindres compétences informatiques. Il en résulte souvent des logiciels à l’installation où l’interface spartiate voire volontairement inexistante.
Certes, le but d’un logiciel est de résoudre un problème que se posait le développeur et de le faire évoluer avec d’autres. Cependant, on peut tout à fait être professionnel dans son métier et pouvoir être pertinent dans le processus d’élaboration d’un projet libre ; un bon comptable n’a pas nécessairement besoin d’être un bon informaticien pour expliquer les règles de comptabilité. La hiérarchie de compétence, lorsqu’elle se focalise sur l’aspect technique informatique, peut exclure des gens également compétents.
À ce titre le projet SPIP jusque dans ces listes de développement fait un peu figure d’exception dans son entêtement à se concentrer sur l’utilisateur et à rejeter les contributions de programmeurs, même très pointues, si elles ne se traduisent pas par une plus grande simplicité de l’outil ou facilité de prise en main, notamment par les utilisateurs non informaticiens. Peut-être SPIP pourrait-il être considéré comme une exception, si le diktat du discours technoïde ne perçait pas par endroits : parfois des personnes apparaissent sur la liste pour reprocher à l’équipe SPIP de ne pas générer du code respectant la norme HTML et le sacro-saint « W3C validator » [5]. Pour un logiciel de publication, l’essentiel n’est-il pourtant pas qu’il soit lisible par la plupart des visiteurs plutôt que le respect des normes qu’aucun outil ne sait interpréter ?
De l’audace ?
Les deux points suscités, la construction de la communauté en réaction au logiciel propriétaire et l’obsession technique entraînent un effet pervers d’uniformisation des discours. Le logiciel libre se retrouve comme une communauté en difficulté à agir :
– d’une part en s’enfermant dans l’image du geek voire de l’otaku [6] elle ne donne une image réductrice et pas forcément valorisante d’elle même,
– d’autre part en surestimant une menace extérieure liée au logiciel dit propriétaire, cette communauté a tendance à tenir un discours unique. Ce qui est dommage car « une communauté c’est un peu comme un couple, les petites disputes y sont un signe de bonne santé ».
Les communautés du logiciel libre permettent à des personnes d’obtenir des outils qui peuvent être fantastiques et faciliter la vie de milliers de non-informaticiens. En ceci, le logiciel libre peut apporter un mieux-être et un support indéniable à l’expression et à la mise en oeuvre de projets. Cependant, la communauté du libre en tant que projet perd en qualité par sa communication qui fait la part belle plus à ses conflits qu’à ses réussites.
[1] à l’entendre, son travail est d’aider les autres à tout faire :)
[2] Modèle propriétaire : jargon propre au logiciel libre désignant le modèle visant à faire payer non le service, mais le logiciel « dans une boîte » et aussi de le rendre inaccessible aux autres développeurs de logiciels concurrents.
[3] Hiérarchie de compétence : la personne est d’autant plus légitime sur un sujet qu’elle a pu prouver qu’elle sait faire techniquement.
[4] Communautés professionnelles : rappelons-le, souvent spécialisées en informatique.
[5] W3C validator : programme vérifiant la conformité d’une page Web à la norme.
[6] Otaku : terme japonais désignant les adolescents japonais en repli sur eux-mêmes de manière quasi-obsessionnelle au profit de leur passion.