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La liberté d’étudier

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–  mercredi 17 janvier 2007, par Julien Tayon

On considère que l’une des libertés fondamentales pour un logiciel libre c’est la liberté de l’étudier ; cette liberté d’étudier est transposable à la musique et peut faciliter son apprentissage.

Les modes d’apprentissage de la musique sont multiples, et ce depuis fort longtemps (cours particuliers, écoles de musique, autodidactes etc...). L’émergence d’Internet facilite grandement l’apprentissage en
mode autodidacte puisque les amateurs de musique (comme d’autres
domaines...) peuvent partager leurs connaissances plus facilement, par
delà les frontières. L’apparition des sites de tablatures va dans
cette logique ; elle va dans le sens d’un accès à la pratique de la
musique pour le plus grand nombre.

Or, si l’apprentissage de la musique est encouragée une fois par an, le 21 juin, sous les dorures du Ministère de la Culture, elle est découragée tous les autres jours de l’année sur Internet ; en tout cas c’est ce qu’on pourrait en déduire suite à la récente vague de fermetures de sites de tablatures.

Qu’est ce qu’une tablature ?

Une tablature est une retranscription d’un morceau de musique symboliquement sous la forme de doigté pour musicien. Pour chaque corde est symbolisé un numéro qui correspond au numéro de la case (fret) à jouer.
Exemple pour une basse accordée en standard (EADG) : on peut facilement décrypter que les doigtés pourraient être pour un morceau qui a eu son heure de gloire (à vous de trouver lequel) :

 
G -------------------------------------
D -------------------------------------
A -------------------------------------
E --- 7 7 10 7 5 3 2--  7 7 10 7 53532-

ou encore

 
G------------ -----------------------
D--------0--------------- 0----------
A--- 2 2 --2-0--------2-2---2-0-0----      
E--------------3-2-------------3-32--

Comme vous pouvez le constater :
 il n’y a pas de manière unique d’écrire une tablature ; or, si vous tentez de jouer le morceau, vous constaterez que le doigté influe sur la façon dont il sonne [1] ;
 le rythme n’est pas noté (en tout cas rarement sur Internet) ;
 la note est-elle tenue, amortie, piquée, martelée, syncopée, slappée ?
 il n’est pas noté s’il faut jouer fort, faiblement, et quels sont les doigtés, les réglages sonores qui sonnent le mieux ;
 .... et moult informations qui sont légitimes.

Par contre, ô bonheur, il y a les notes.

Somme toute, la notation est très approximative, pour les tablatures disponibles sur internet, contrairement à celle que l’on pourrait trouver en magasin (m’a-t-on dit). Les tablatures telles que je les ai écrites sont aussi proches de la musique réellement jouée, qu’un morceau haute fidélité écouté avec une boîte de yaourt. Je vous laisse juges grâce au jeu quizz libroscope :

Savez-vous distinguer dans cette tablature laquelle de ces deux figures rythmiques ci-dessous représente les 3 première notes qui précèdent les deux noires ? [2]

A----------
D----------
G----------
E-0000--0--

Cependant, grâce à ces aides, les débutants peuvent réussir à s’approprier la musique. Il leur faut cependant apprendre à trouver le rythme, apprendre à corriger les erreurs ; bref, travailler. La tablature aide, mais elle ne permet pas de rejouer fidèlement un morceau. En plus de la tablature, il faut donc écouter ou connaître le morceau pour pouvoir le jouer.

Quel crime odieux fût commis ?

Quand les sites qui hébergent les tablatures ferment sous les menaces ou contraintes judiciaires, cela veut dire qu’ils enfreignent la Loi, a priori par des contenus illégaux. En tant qu’utilisateur des ces sites, par quels miracles suis-je passé d’un amateur à criminel ? Qui ai-je donc lésé ?

Je m’interroge sérieusement sur la capacité crânienne de certains responsables marketing quand ils imaginent des impacts positifs sur les ventes de disques en poursuivant des amateurs de musique. Passons.

Une tablature est la forme préférée avec laquelle les musiciens utilisant des instruments à cordes élaborent la musique, l’étudient et peaufinent son interprétation. Dit ainsi, on s’aperçoit qu’une tablature pour un bassiste ou un guitariste correspond en partie à ce que l’on appelle le code source pour un informaticien.

La tablature est une représentation de la musique, mais ce n’est pas la musique, cependant, elle est couverte par le droit d’auteur, car on considère qu’elle retranscrit l’originalité de l’œuvre (la mélodie et/ou le rythme).

La tablature dévoile-t-elle un secret de fabrication ?

Le musicien occidental joue en mode dodécaphonique (dit mode tempéré à 12 demi-tons par octave) qui est hérité de la Grêce antique [3]. Le mécanisme de construction musical courant s’appuie sur la transition 2-5-1 (Fa, Si, Mi si Mi est la tonale) et on peut isoler dans cette transition 5 notes communes qui permettent d’improviser tout en s’assurant que ça sonne bien.

Ce que les tablatures m’ont révélé, c’est que ces vieilles recettes de cuisine n’ont pas changé. Si secret de fabrication il y a, c’est qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

Non seulement la tablature de basse sur Internet ne renseigne pas sur l’essentiel, ni explicite (le rythme) ni implicite (les secrets de fabrication), ni même l’originalité (douceur, force de l’interprétation, alcoolémie, feeling). Alors quel est le problème ?

Imprimer des partitions sur Internet, c’est spolier les auteurs !

De quoi ?

Pour qu’il y ait manque, il faudrait d’abord que l’on puisse obtenir les tablatures de manière loyale : par exemple, j’ai cherché sur Amazon, et des sites spécialisés à obtenir des tablatures de basses pour les morceaux suivants :

 Cake, I will survive (reprise) : impossible à acheter.
 Breaking Benjamin, polyamourous : impossible à trouver. Il y a bien un album précédent avec uniquement les partitions voix et guitare. Je suis apprenti bassiste pas guitariste !
 Billy talent, the ex. : on peut trouver un livret à 20$ dont on sait pas quels morceaux sont dedans, avec uniquement des tablatures de guitare.

Et je ne cite là que les trois premiers morceaux qui me passaient par la tête.

On ne peut pas spolier des artistes en téléchargeant des choses que leurs représentants légaux et commerciaux ne veulent pas commercialiser. De plus, les partitions couvrent rarement les interprétations live/acoustiques qui peuvent avoir plus de charme que les versions studio.

Bref pour voler ou contrefaire, ou être coupable de quelconque délit, il me semble qu’il faut engendrer un préjudice, en volant quelque chose qui existe ou en dévoilant un secret, ou en diminuant la valeur de l’œuvre. Est-ce que je porte préjudice à mes groupes préférés ? Oui, en les jouant mal sûrement, mais ce n’est pas faute d’essayer de m’améliorer.

La seule chose à laquelle aboutit la fermeture des sites de tablatures n’est pas l’arrêt de préjudice à l’égard des musiciens, mais elle constitue un préjudice à l’étude de la pratique musicale en général. L’intérêt social est-il dans le fait de rendre difficile l’accès à la pratique musicale sur Internet et de l’encourager le jour de la fête de la musique ?

Monde cruel : ne peut-on rien faire ?

Ces décisions des ayants-droits des auteurs et interprètes posent une question : pourquoi n’avons-nous pas le droit d’étudier la musique ? Et pourquoi est-il interdit de partager des notations incomplètes ? La réponse est simple : le partage des supports nécessaires à l’étude de la musique est constitutif d’un délit au regard du droit d’auteur, car l’œuvre dérivée qu’est la tablature est protégée par le droit d’auteur au même titre que l’œuvre elle-même.

Et alors, la liberté d’étudier la musique porte-t-elle préjudice aux artistes ? Comprenez-vous maintenant ce que, dans le logiciel libre, on appelle la liberté d’étudier, et pourquoi on trouve si important de la garantir aux autres ? L’accès au code source informatique écrit par d’autres est nécessaire pour se former, comme les tablatures pour la musique. La réponse du logiciel libre consiste en ce que les auteurs accordent unilatéralement des droits aux autres.

De la fumisterie appelée musique libre

Vous allez me dire que je ne devais pas m’attendre à mieux des grandes méchantes majors, et que de braves et valeureux musiciens luttent contre les forces obscures de ce mercantilisme absurde. Ce n’est pas mon opinion.

Nombreuses sont les initiatives de musiciens qui dénoncent les majors comme semblables à Microsoft en informatique : une position dominante somme toute anti-concurrentielle qui rend captifs musiciens et auditeurs. Alors naturellement, les musiciens se sont tournés vers le logiciel libre dans l’espoir de la solution miracle ; le logiciel libre tient tête au grand groupe informatique. Pourquoi la musique libre ne tiendrait-elle pas tête aux majors ?

Si force est de constater leur présence sur les forums divers et variés consacrés au logiciel libre (LinuxFr, Framasoft), force aussi est de constater qu’ils se soucient comme d’une guigne des principes qui ont fait la fondation du logiciels libre :
 liberté d’u(tili)ser (même pour faire du commerce) ;
 liberté de modifier ;
 liberté de redistribuer,
 et notamment la liberté d’étudier.

Je constate l’absence de mention au droit d’étudier la musique, chez l’écrasante majorité de ces artistes qui se veulent « libres » comme dans le logiciel. [4] Auteurs qui poussent même le vice à utiliser majoritairement des licences qui rendent tout échange de tablature illégal [5].

Je ne peux certes rien faire, mais les auteurs de musique le pourraient.

Le libre n’est pas qu’un buzz, c’est avant tout une démarche. Accoler musique et libre comme logiciel et libre sans faire déjà le premier quart du chemin est pour moi du domaine de la simple arnaque intellectuelle.

Le fait d’avoir partagé les sources, d’avoir permis la modification, l’étude, la redistribution des logiciels et de leur code source a-t-il nuit au logiciel libre ?

Non, et c’est même la raison de son succès.

Qu’est-ce que cette musique, qui se veut libre mais qui ne pose aucune liberté même celle minimale d’étudier, a de commun avec le logiciel libre, et qu’a-t-elle de si différente de la musique des « grands éditeurs », au final ?

Rien.

Les auteurs ont le droit de vous céder des droits, dont celui d’étudier. Qu’est-ce qui les en empêche ?

Rien, si ce n’est leur mentalité.

Conclusion sur la possibilité de voir apparaître une musique libre semblable au logiciel libre

 
G  ------------------------
D  ------------------------
A  ------------------------
E  0---0---3-5-0---0-------
B  --------------------3-4- 

Images de figures rythmiques tirées de wikipedia.

Pour un travail de définition de contenus libres à l’aune du logiciel libre, lire http://freedomdefined.org/Definition

[1Certains musiciens préfèrent jouer en haut du manche, par exemple, parce qu’ils considèrent que la tonalité est meilleure.

[2Indice : je ne peux pas écrire de demi ou tiers de caractères, et il ne serait pas raisonnable de dépasser 60 colonnes pour écrire quatre mesure

[3On peut raisonnablement supposer que les connaissances de plus d’un millénaire ne risquent pas de faire l’objet de poursuites.

[4Je ne parle même pas des cris d’orfraie poussés quand on parle de la liberté d’utilisation (dont celle de faire du commerce) ou de modifier les œuvres.

[5Licence CreativeCommons avec clause ND d’interdiction de faire des « œuvres » dérivées, traduction, restranscription ...

forum

  • > La liberté d’étudier
    19 janvier 2007, par Michael Zwyssig

    Je pense que la musique libre et le logiciel libre n’est pas comparable.

    La notion d’"apprentissage par les sources" est importante ici. La source de la musique, est-ce vraiment les partitions ?

    Ce sont juste des "modes d’emploi". Nous sommes d’accords : rendre illégal l’echange ou la création de partitions relève de la connerie humaine la plus basique. Mais la musique peut se faire sans mode d’emploi. Est-ce que l’artiste qui improvise et enregistre sa musique sous licence CC est-il obligé de créer de partitions, soit-disant "sources" de sa musique ?

    Un logiciel et un morceau de musique ne fonctionnent pas de la même manière.

    Un autre point de vue intéressant sur lequel je suis particulièrement d’accord :
    http://linuxfr.org/comments/795844.html#795844

    • > La liberté d’étudier
      19 janvier 2007, par Julien Tayon

      Un logiciel et un morceau de musique ne fonctionnent pas de la même manière.

      La partition/tablature n’est-elle pas souvent la forme préférée pour la modification élaboration de la musique ? (c’est à dire ce qu’on appele le source en informatique)

      Le logiciel libre se base sur l’affirmation d’accorder des libertés "naturelles" positives non reconnues par le droit d’auteur classique. M’aurait-on trompé en disant que les deux sont soumis aux mêmes régimes de droits d’auteurs ? Si différence il-y-a, où est-elle ? En quoi cela rend moins pertinent d’accorder ces libertés à tous quand on est auteur ?

      Désolé, mais je saisis pas le caractère fondamentalement commun d’une musique libre qui se réclame une filiation (au moins sur le plan marketing) avec le logiciel libre mais quand elle faillit à définir de quelconque libertés.

    • > La liberté d’étudier
      16 février 2007, par Mben

      Bonjour,

      Autant j’ai essayé d’expliquer, de mon point de vue, la différence entre logiciel et musique (par exemple) du côté des ressources (du code source dirons-nous) sur le fil de LinuxFr, autant je rejoins tout à fait Julien lorsqu’il met en avant les libertés qui peuvent/devraient s’appliquer dans le domaine de la musique.
      Comme lui, je suis partisan d’une liberté d’étudier (qui existe en réalité, puisque c’est l’un des fondements des exceptions de copie et de représentation privées), et de diffuser pour aider les autres à étudier (c’est ici que se pose le problème, l’assiette n’est plus la même lorsqu’il s’agit de donner aux autres plutôt que d’étudier soi-même).

      La question pourrait d’ailleurs peut-être se résumer comme cela : si on a un droit d’étudier, a-t-on un droit à étudier ? Clairement, la réponse est actuellement négative dans notre société (en tout cas, pas pour la musique).

      Ce n’est pour moi qu’une conception de notre siècle, et encore je peux affirmer, étant de culture Jazz, que mon idée est toute contraire(et surtout qu’elle me précède de beaucoup)... Et là c’est intéressant, puisque c’est aussi notre siècle, mais que la culture est imaginée tout à fait différemment...
      Maintenant, c’est une liberté que peut nous offrir les licences libres, et je crois que c’est l’une des raisons qui doivent pousser à leur diffusion (raison pour laquelle je viens de poster une réponse sur un papier vieux de 2 ans d’Antoine :siffle :)

      Mben

      P.-S. : pour la cadence FA - SI - MI, soit il te manque un dièse ou des bémols, soit elle est loin d’être parfaite ^_^

      • > La liberté d’étudier
        16 février 2007, par Julien Tayon

        en do II V I = RE SOL DO ^^

        Mais pour être sérieux, le logiciel libre à mon avis propose des droits volontairement (de par la volonté des auteurs qui publie sous licence libre) que le droit d’auteur n’autorise pas automatiquement. Les licences libres sont un hack d’informaticiens sur le droit d’auteur dont le but est de proposer un droit d’auteur moderne tel qu’il devrait/pourrait être.

        A-t’on besoin d’attendre que le législateur prenne conscience de l’évolution des pratiques pour réformer de manière volontaire ce que le droit propose ?

        • > La liberté d’étudier
          17 février 2007, par Mben

          " en do II V I = RE SOL DO ^^ "
          Je vois, tu es contre les altérations ^_^

          Je te suis dans ton analyse. Je pense que l’on peut en réalité dégager deux tendances dans la propriété intellectuelle « traditionnelle ». La première est de faire de quelque chose d’immatériel un bien — jusqu’ici, le projet est défendable (surtout lorsque l’on parle de droit d’auteur) —, mais la seconde fut d’adapter ce mécanisme à une politique (dans le sens noble) spécifique de notre société.
          Ainsi, par les licences libres, « on n’invente rien » (simple liberté contractuelle) puisque l’on se base sur un outil existant (matérialisant les créations), mais l’usage que l’on cherche à en faire se voit limiter par ces mécanismes (louables à l’époque, cherchant par exemple à protéger les auteurs) qui se révèlent inadaptés à celui-ci.

          Je pense donc que les Licences Libres constituent un outil nécessaire, et sans conteste utile, mais que la seconde étape du mouvement sera une prise en compte législative de l’évolution de la société et de ces besoins. Les choses avancent d’ailleurs (voir les travaux du CSPLA par exemple, encourageants), mais l’inertie du droit n’est plus à démontrer...

  • > La liberté d’étudier
    18 janvier 2007, par Valéry Beaud

    Merci pour cet article lumineux qui m’éclaire sur la soi-disante "musique libre" ! Je vais me faire une joie de le partager avec des amis musiciens qui n’ont pas encore vraiment saisi la véritable philosophie des Logiciels Libres.

    Au passage, tous mes voeux de longue vie au Libroscope dont je salue le retour.