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Libre academy : statut ou compétence ?

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Statut et compétence

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–  lundi 13 juin 2005, par Antoine Pitrou, Julien Tayon

Ce qui fait notre valeur en société, est-ce qui nous sommes ou ce que nous faisons ? Ou bien, pour poser la question autrement : préférez-vous les humoristes ou les gens qui vous font rire ?

Savoir être ou savoir faire ? Telle est la question.

Dans le monde prétendument rationnel de l’entreprise commerciale [1], on rémunère des informaticiens sur la base de leur diplôme et de leurs années d’expérience sur une « technologie » tout en sachant que la compétence est indépendante de ces deux facteurs.

Dans le monde du logiciel libre, où l’on ne sélectionne pas les contributeurs sur de tels critères, on avance souvent aussi vite que les entreprises d’édition de logiciels.

Quand le monde paraît irrationnel, c’est soit qu’il l’est, soit qu’il existe des règles simples que l’on n’a pas vues. Nous proposons ici une explication simple : le développement de logiciels libres (en grande partie hobbyiste) se fait sur un mode coopératif souvent basé sur la compétence, alors que le monde professionnel préfère le statut. Ceci peut avoir des implications sur les relations entre logiciel libre et sociétés commerciales.

L’informatique est réputée nécessiter des compétences scientifiques, et depuis 1968 [2], une demi-douzaine d’études ont établi que la productivité sur une compétence informatique donnée est indépendante, au-delà de 2 ans de pratique, à la fois :

  • du diplôme ;
  • et de l’expérience ;

...et que la productivité peut varier entre les individus d’un facteur 1 à 10 dans ces conditions [3] ! Où est dès lors la logique scientifique de rémunérer sur le diplôme et l’expérience ?

Dans le même temps, les entreprises continuent à valoriser les deux paramètres sus-cités [4]. Vivons-nous dans le monde des Shadoks, où « plus ça rate, plus ça a de chances de réussir » ? Ou alors, peut-être que la rationalité de l’entreprise n’a pas pour objet principal la maximisation des profits : l’entreprise est certes un système rationnel, mais dont les objectifs ne sont pas forcément ceux qu’on croit. Pourquoi payer cher le diplôme et l’expérience alors que l’on peut avoir la compétence pour un prix raisonnable ? Peut être parce que l’entreprise n’investit pas dans la compétence.

Sacrée hiérarchie !

Hiérarchie est un mot composé de hiéros signifiant « sacré », et de archein, « dominer ». Historiquement, la hiérarchie désigne le mode d’organisation au sein de l’Église : un système (devenu au fil du temps pyramidal) où les mécanismes d’autorité sont établis de manière opaque par les prêtres sur la base du sacré. Ainsi, le pape est un monarque [5] de droit divin relayé par une structure en strates : les ordres sont transmis de haut en bas par sauts de hiérarchie. Les hiérarques ont un pouvoir arbitraire sur leurs subordonnés ; ils sont, à leur niveau, pareils au pape.

L’édifice tient grâce à l’autorité acceptée par chaque niveau en vertu de la croyance dans le bien-fondé du système et dans le caractère sacré du projet commun. Chacun sait qu’il s’agit du mode d’organisation préféré des entreprises, à la nuance près qu’au religieux se substitue le prestige accordé par le rang [6]. Un mythe tenace prétend que le but de l’entreprise est l’efficacité productrice (maximiser les profits par salarié), mais alors comment expliquer que les hommes de grande taille ont un meilleur salaire que les plus petits, on ne travaille pas mieux par ce que l’on est grand, non ? On comprend mieux les entreprises si on se dit qu’elles ont comme contrainte et non comme objectif d’être rentables. L’entreprise a bien, en quelque sorte, une vocation sociale : fournir du statut [7] !

On répondra qu’il s’agit d’un mal nécessaire et s’il existait un mode d’organisation économique efficace sans être basé sur l’autorité statutaire, cela se saurait. Eh bien, cela existe ! Il existe des personnes qui se structurent sans se soucier du statut : c’est un fonctionnement courant dans le logiciel libre, et ça marche.

Les logiciels libres : une alter-organisation

Alors que certains projets logiciels (y compris dans le libre) sont structurés en cathédrale et nécessitent une intronisation politique, d’autres projets comme le projet Linux sont structurés autour de mécanismes culturels d’échange et d’un petit noyau d’autocrates. L’innovation n’est pas dans la présence ou l’absence de « chefs », elle réside dans ce que les entreprises appellent le middle management, c’est-à-dire la structure de répercussion, de délégation et d’arbitrage des décisions au sein de l’entreprise [8].

Linus Torvalds, l’initiateur du projet Linux, montre avec succès :
 que l’on peut mener un projet en laissant à tous leur chance (sans se soucier de qui ils sont, leurs origines ou leur apparence...) ;
 que l’on peut déléguer le travail et les décisions à l’Internet entier sans problème ;
 que l’on peut tolérer de multiples initiatives concurrentes (voire hostiles les unes aux autres) sans arbitrer prématurément ni définitivement, et que cela renforce le projet.

Et ça marche ! Linux n’est pas le seul exemple de cette réussite : le logiciel libre est rempli de micro-associations sans structure légale dirigées par quelques oligarques et suivies par une masse faiblement hiérarchisée. Dans ces projets, la majeure partie de l’arbitrage se réalise non en faisant appel à un chef, mais en se référant à une culture commune et à une éthique de la discussion [9].

Le ciment de l’entreprise, c’est la croyance en l’excellence de l’entreprise et de sa structure de direction. Ce qui lie les utilisacteurs du libre, c’est leur culture et leurs doutes. On peut faire progresser un projet en commun sans passer son temps à contrôler les « subalternes ».

Un secret du logiciel libre : l’aspect fondamentalement non discriminatoire

Si vous essayez de participer à un projet logiciel libre, vous serez peut-être surpris de constater que cela marche, de voir que le milieu social, les études, l’âge, le sexe et la nationalité n’entrent pas en jeu. [10]

Internet masque les apparences, les accents et brouille les cartes de l’identité et des motivations. Peu importe qui les gens sont, peu importent leurs intentions (même « commerciales ») du moment que tout le monde va dans le sens de la réalisation d’un projet, et le laissent à disposition de tous. Le contrat social implicite est le partage du produit entre tous (non seulement entre les producteurs) et les personnes acceptant ce contrat sont les bienvenues, indépendamment de leurs passés respectifs. Un intervenant aura des difficultés à se prévaloir d’un statut préalable, du fait du filtrage des signes de reconnaissance sociaux au profit de ce qui est réalisé dans le cadre du projet.

En ceci on parle de hiérarchie de compétence. Ce qui compte, c’est ce que vous apportez au projet : votre compétence telle que manifestée par votre apport quotidien. Les entreprises, a contrario, préfèrent la hiérarchie de statut.

On peut se demander dès lors comment ces deux cultures interagissent, car avoir du statut ne vous assure pas la compétence. Et avoir la compétence dans une organisation qui ne vous permet pas de l’exprimer n’apporte rien.

L’expérience de Julien dans le libre

Dans le libre, le modèle valorisé est plutôt Linux et son « bazar », tandis que les entreprises traditionnelles valorisent plutôt la hiérarchie de statut.

L’irruption du libre dans le monde professionnel provoque souvent un choc des cultures :
 certaines entreprises veulent diriger des projets libres pour (pensent-elles) qu’ils satisfassent plus vite leurs clients ;
 certains projets se « professionnalisent » pour attaquer le marché de l’entreprise ou parce qu’ils sont noyautés par des tribuns à la recherche de statut ;
 et les SSLL (Sociétés de Service en Logiciel Libre, sic) sont à la charnière.

En ce qui me concerne, j’ai travaillé chez plusieurs SSLL et j’y ai pourtant rarement fait du logiciel libre. J’y ai par exemple écrit un pilote matériel (driver) pour le noyau Linux, pilote qui - pour des raisons « commerciales » - a été livré au client sans jamais être publié, et sans que les utilisateurs finaux du produit soient informés qu’ils pouvaient accéder au code source [11].

J’y ai aussi participé à des projets dont le code était si compliqué que le client, même avec une licence GPL et une documentation électronique, n’avait aucune chance de pouvoir reprendre le travail : comme avec un éditeur propriétaire, le client devenait captif. Cette pratique est pourtant maintes fois dénoncée par les défenseurs du libre [12] comme une pratique de captation du client. Certes, de telles mésaventures ne sont pas probablement pas préméditées. Mais l’informatique libre est-elle une entreprise si dogmatique que l’on doive se refuser de l’analyser au prisme de notre action concrète ?

Vous pensez que ces méthodes sont dépassées, des erreurs de jeunesse ? Regardez comment le département du Val d’Oise a créé un nouveau système de publication sous licence libre dont le code source est si incompréhensible qu’il requiert un ingénieur spécialisé pour être installé et modifié. De plus il fait l’objet d’un sponsoring [13] qui subordonne l’attribution d’aides ou de subventions à l’utilisation du dit produit logiciel (à l’exclusive de tout autre logiciel approprié, y compris libre, comme par exemple SPIP, Zope [14]...).

À quoi sert de promouvoir et d’arroser de subventions le logiciel libre, si c’est pour que les citoyens et leurs représentants ne soient plus libres de choisir l’outil qui leur convient ? Les travers des éditeurs propriétaires sont-ils acceptables quand ils sont parés de l’aura d’une licence libre ?

En ce qui concerne les SSLL, je recommande de les juger sur pièce plutôt que de se fier à l’étiquette « logiciel libre ». En effet, faire du logiciel libre ne se résume pas à livrer des logiciels sous licence GPL dont le source n’est jamais reversé à la communauté, ou dont la conception tend à emprisonner les utilisateurs plutôt qu’à les libérer. On ne décrète pas « faire du libre », il s’agit d’une démarche quotidienne.

Et alors ?

D’un côté, le monde du libre a créé sa culture organisationnelle propre. De l’autre, les discours prosélytes obnubilés par les enjeux de Propriété Intellectuelle reviennent à ignorer les aspects essentiels du libre qui sont culturels. Cette focalisation excessive crée une confusion entre les attributs, les oripeaux du libre (les licences, les logiciels, Linux, GNU...) et le libre lui-même. La licence n’est qu’une étiquette qui ne préjuge en rien du produit : la culture porte en elle la licence, la licence n’est pas porteuse de la culture.

Restent des questionnements d’avenir :
 certains projets se professionnalisent (Mozilla, OpenOffice.org) en adoptant une structure hiérarchique, est-ce que ça a vraiment des chances de rester fidèle à la culture du libre ? [15]
 qui doit représenter les intérêts du libre à l’extérieur de ses communautés ? Ceux qui se décrètent ses porte-parole ou n’importe quel individu qui y contribue ? [16]
 le libre doit-il se rapprocher des entreprises pour gagner en « qualité » ?

Références :
 Brève histoire de la légitimité, Michel Volle
 Voyage au centre des organisations, H. Mintzberg
 We need managers not MBA, H. Mintzberg
 Le libre comme mode d’organisation basé sur la culture, J. Tayon
 The social Structure of Free and Open Source Software Development, K. Crowson & J. Howison
 L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme , M. Weber
 Le mythe du mois hommme, F. Brooks
 Code Complete, S. Mc Connell
 La Cathédrale et le Bazar, E. Raymond

[1Je précise commerciale car on peut entreprendre sans but lucratif.

[2étude Eric Sackmann et Grant

[3voir 1 à 100 si l’on prend en compte l’organisation dans laquelle les personnes évoluent

[4Lire le tableau 2 de l’étude suivante .

[5Etymologiquement, la monarchie désigne le pouvoir d’un seul, qu’il soit absolu ou non : roi, tyran, despote...

[6Pour mieux comprendre les liens entre sacré et capitalisme, lire les travaux de Max Weber, notamment L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme.

[7Aussi appelé « savoir être ».

[8Le mot entreprise est ici employé au sens large.

[9Parfois enflammée, ce qui à mon avis est un signe de bonne santé.

[10Il y a bien sûr des inégalités de facto, particulièrement au niveau de la langue car une grande partie des échanges se font en anglais.

[11Ce qui est en accord avec les conditions de redistribution de la licence GPL, mais en totale contradiction avec sa philosophie de rendre l’information accessible à tous.

[12Pratique dénoncée y compris par les responsables des dites SSLL, cherchez l’erreur...

[14qui fait tourner le site http://rencontresmondiale.org

[15Sur le conflit éventuel avec les valeurs du libre, lire : Mozilla définit la politique d’utilisation de ses marques.

[16La représentation est clairement une logique de statut, mais ceux qui se font reconnaître montrent qu’ils ont une compétence pour la représentation : quel paradoxe ! La question reste donc ouverte.

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  • > Libre academy : statut ou compétence ?
    7 septembre 2005, par Pierre-Yves Brault

    Monsieur,

    nous avons découvert avec surprise vos article sur le site Libroscope. Aussi bien le comparatif "Votre logiciel est-il libre" que l’article généraliste sur l’usage des solutions open source nous laissent perplexes quand à la source de vos informations.

    Vos appréciations sur notre produit nous ont permis de mettre à la lumière des améliorations susceptibles d’être apportées et nous vous en remercions, mais certaine critique n’ont aussi pas manqué de nous étonner :

     Votre jugement sur la qualité du code source ("incompréhensible") est tout particulièrement étonnante. Il a été écrit par une société reconnue pour son expertise dans le domaine du libre, et expertisé ensuite par la société RedHat elle-même, afin de garantir la qualité des développements. Leur conclusion sans appel sur la remarquable qualité du code est disponible dans un rapport que nous tenons à votre disposition.

     Une mauvaise intégration système : nous vous remercions de nous apporter des précisions sur cette appréciation pour que nous puissions modifier cet aspect, bien qu’il ne nous ait jamais été rapporté et que l’intégration système actuelle ne pose aucun problème à notre hébergeur.

     En ce qui concerne la mise en oeuvre dans le Val d’Oise, les collectivités sont libres de choisir le prestataire et la solution qu’elles souhaitent, sans aucune contrainte, certaines d’entre elles ont d’ailleurs fait le choix de s’orienter vers d’autres solutions. Il est important de distinguer la stratégie d’accompagnement du Val d’Oise pour ses collectivités, de l’outil qui est utilisé.

     Le gestionnaire de bug est effectivement à ce jour géré sur un outil autre que Source Forge, pour des raisons historiques et fonctionnelles. Lors du lancement du projet la gestion des sources s’effectuait sur CVS, sans Source Forge. L’outil qui a été mis en place à cette époque convient mieux à nos besoins et la migration vers Source Forge que nous étudions à ce jour implique de revoir une partie des procédures et n’est pas anodine.

     Contrairement à ce que vous affirmez, aucun label n’est demandé pour contribuer au projet. Le label est une marque de qualité que nous décernons aux organisations faisant la preuve de leur capacité à mettre en oeuvre la solution, et ce pour guider les collectivités dans une démarche de qualité. N’oubliez pas qu’il est de notre devoir de mettre en oeuvre une démarche d’accompagnement des collectivités qui ne détiennent pas nécessairement en interne les compétences pour ce type de projet.

     Vos allusions quand à une éventuelle liaison avec la société IdealX relèvent de la pure spéculation, si cette société a participé au développement du noyau de WebCT95, ses prestations avec nous ont pris fin en 2004 et nous n’avons plus aucune relation avec elle.

     Enfin, vos allusions relatives à un sponsoring de WebCT95 nous ont tout simplement laissées pantois. Tous les développements sont financés par le Conseil Général du Val d’Oise, la société B&D assurant la Tierce maintenance applicative après avoir remporté un appel d’offre géré en toute transparence. Les orientations de développements sont votées par les collectivités lors de réunions nommées "Club utilisateurs", en fonction de leurs besoins respectifs. Si cette évolution de l’application ne relève pas du libre choix des collectivités et de la démocratie, il nous est difficile de faire mieux.

     Votre vision du libre communautaire est pour vous la vision idéale du libre ; il en existe d’autres formes et nous en promouvant une : un produit entièrement financé et garantissant aux utilisateurs la pérennité et l’évolutivité (ce qui n’est pas le cas de beaucoup de solutions de votre vision idéale) et acceptant de partager, et espérant des contributions externes pour mutualiser les coûts. Je ne pense pas qu’il faille renier cette forme d’open source, elle est pragmatique et fait appel à des besoins réels des administrations qui ont ainsi une garantie de pérennité et d’évolutivité de la solution.

    Nous restons à votre disposition pour vous présenter la démarche de notre projet et ses caractéristiques, et vous accueillerons avec plaisir dans nos locaux.

    Vous priant d’agréer l’expression de nos salutations distinguées,

    L’équipe WebCT95.org