Le nombre de projets de lois imposant l’utilisation de Logiciels Libres dans les administrations françaises ou d’autres initiatives similaires est en pleine expansion.
L’opinion de Libroscope est qu’une telle décision, si elle était appliquée :
– desservirait le logiciel libre plus qu’autre chose,
– ne permettrait pas d’atteindre forcément l’objectif poursuivi.
Notre proposition permettrait :
– d’imposer l’essentiel, à savoir que tout le monde puisse travailler avec les outils qui lui conviennent,
– aux logiciels libres, d’atteindre de nouveaux champs d’application, inimaginés auparavant.
Avant de vous présenter précisément notre point de vue, précisons que cet article est un développement qui va dans le sens de la prise de position de Bruce Perens contre le fait d’imposer des logiciels libres ou commerciaux en Californie. [1]
Nous définissons une norme ouverte par les propriétés suivantes :
– elle est accessible à tous,
– son utilisation n’est soumise à aucune contrainte telle que paiement de royalties, Accord de Confidentialité (NDA), ou contrainte à l’inscription.
– le comité de rédaction des normes est raisonnablement ouvert à toutes les parties prenantes légitimes pour le secteur et fonctionne selon un système de revue par les pairs (peer review),
– son comité de rédaction est initialement constitué de personnes dont la compétence est reconnue,
– elle est évolutive (raisonnablement) par rapport au cycle de vie de ses mises en application réelles,
– elle ne porte pas sur le comment se comporter mais sur le comment faire.
Comme exemples d’autorités fonctionnant selon ce principe, nous prendrons comme références :
– l’IETF,
– le W3C (World Wide Web Consortium)
En résumé, une norme ouverte est soutenue par un organisme ouvert.
Les standards ouverts
Il n’existe aucune façon simple de savoir si une norme est un standard autrement qu’en constatant son adoption :
– le Wi-Fi est un standard,
– Appletalk n’a pas été adopté ; ce n’est pas un standard.
Il est par ailleurs dangereux d’imposer une norme en particulier ; le risque serait d’empêcher des solutions innovantes de s’imposer, et de discréditer l’initiative par un manque de pragmatisme évident.
De la même manière, il n’existe pas forcément une norme unique pour un format donné :
– pour des raisons techniques, il est possible qu’il y ait plusieurs standards pour un même objet existent (diffusion de contenu vidéo [2] par exemple),
– et qu’ils répondent à des impératifs différents (compression, infalsifiabilité, haute fidélité).
Quels secteurs sont particulèrement visés ?
Selon nous, il faut s’attacher à deux secteurs-clés :
– les protocoles de communication (Internet, la cryptographie, les échanges de données entre applications) ;
– les formats de données (documents écrits, audio, code source).
Il consiste à inciter les parties prenantes à utiliser préférentiellement un standard ouvert quand celui-ci existe. Quand celui-ci n’existe pas, les parties prenantes peuvent se regrouper avec des organismes ayant des besoins similaires afin de décrire une norme ouverte basée préférentiellement sur des standards ouverts.
Par exemple, si l’ensemble des administrations françaises décidait d’utiliser des standards ouverts, et qu’aucun format de document textuel ne lui convenait, elle pourrait éventuellement en proposer un basé sur une syntaxe XML/DTD/XSLT [3]. Elle pourrait aussi proposer aux administrations européennes de travailler à la co-définition, et à l’amélioration de la norme. Ainsi, nous pourrions imaginer la définition d’une norme de description de formulaires qui pourrait être facilement internationalisable [4].
Imposer le logiciel libre revient à sauter directement à la solution, plutôt que de laisser les publics visés faire le chemin eux-mêmes. Les défenseurs du logiciel libre aimeraient pouvoir partager leurs données. Ils pensent que le Logiciel Libre est en général une bonne solution car celui-ci privilégie les normes ouvertes et l’interopérabilité. En fait, cela revient à imposer l’interopérabilité en imposant des outils. Ceci est l’argument des opposants aux logiciels libre : un outil comme Word est très diffusé, il est un standard de fait. En effet, chaque logiciel est une copie parfaite de l’original. Il met parfaitement en pratique la norme qu’il est censé respecter, ainsi peu importe la norme pour l’interopérabilité si tout le monde a le même logiciel. Imposer le logiciel libre devient donc aussi arbitraire qu’imposer une solution propriétaire.
De plus, que fait-on quand il n’y a pas de logiciel libre satisfaisant pour une tâche donnée ? Cela reviendrait à occulter l’aspect interopérabilité [5] et mettrait en valeurs les logiciels propriétaires.
– Remarquons aussi que tous les logiciels libres n’utilisent ou ne respectent pas forcément parfaitement les standards ouverts.
– Les formats de documents sont multiples en logiciels libres (LaTex, RTF, DocBook, Abiword, StarOffice, OpenOffice...). Lequel doit être choisi ?
– Mozilla n’implémente pas parfaitement les CSS. Devons-nous inciter les organismes à faire des pages web qui s’affichent parfaitement sous Mozilla, ou les inciter à respecter la norme CSS. En imposant le logiciel, nous focalisons les parties prenantes sur les mauvaises priorités : respect du logiciel plutôt que le respect des standards ouverts.
Enfin, la communauté du Logiciel Libre sera accusée, à juste titre, d’être lancée dans une guerre idéologique contre les éditeurs de logiciels, qui ont le seul tort de produire du logiciel commercial. En effet, il est aisé de constater que :
– il y a de mauvais logiciels libres (qualitativement) notamment en terme de respect des standards,
– il y a de bons logiciels propriétaires qui respectent les standards ouverts.
L’argument de l’interopérabilité ne tient donc pas.
Notre façon d’imposer le logiciel libre pourrait donc être considérée comme une atteinte à la libre concurrence.
Si vous êtes convaincus de la qualité du logiciel libre, laissez-le s’imposer dans des conditions qui, de toute façon, seront profitables à l’ensemble de l’écosystème informatique. Mettons les logiciels libres et non libres sur un pied d’égalité en termes de chances de succès et laissons les meilleurs s’imposer !
Les arguments économiques
– Inciter à l’innovation. En obligeant les sociétés à utiliser les standards ouverts, elles ne peuvent plus verrouiller un marché par le format, et doivent renoncer aux terrains déloyaux pour être productif.
– Diminuer le prix des licences. Certains acteurs tirent de leurs normes fermées une rente de situation qui leur permet d’imposer un prix excessif pour leurs produits parce que les utilisateurs sont dans un marché captif. En ouvrant le marché à la concurrence, les prix des outils et prestations [6] informatiques devraient baisser.
– Pérenniser les investissements informatiques. Si un éditeur (de logiciels libres ou non) vous fournit une solution basée sur des standards ouverts, il pourra toujours disparaître, vos données (l’essentiel) seront toujours récupérable. Cela favorise l’indépendance face au fournisseur, mais fait peur aux éditeurs qui pratiquent la captivité.
– Pérenniser les normes. Nous constatons que des normes ouvertes comme PostScript, SMTP, TCP/IP, SQL, ASCII, HTML ont des durées de vie supérieures aux normes fermées, qui ne durent parfois que le temps d’un produit (format Quark Xpress)
– Fertiliser l’écosystème. Si les standards sont ouverts, le coût à l’entrée pour un nouvel acteur du marché devient faible. De petites entreprises deviendront à même de concurrencer de gros éditeurs, et ainsi cela pourrait doper la vitalité du secteur informatique plutôt que de laisser des quasi-monopoles s’assoupir.
– Diminuer le rapport signal/bruit. L’incompatiblité des standards, notamment au niveau des données, entraîne automatiquement une perte d’information à chaque transformation de format. En diminuant le nombre de formats, nous diminuons la perte d’information. De plus, l’incompatibilité et la transformation de formats est coûteuse en temps de travail et de transformation de l’information sans réelle valeur-ajoutée.
– Capitaliser le savoir. Si les formats sont ouverts, ceux qui désirent travailler dessus [7] peuvent capitaliser leurs connaissances indépendamment des outils utilisés.
Arguments éthiques
– Faciliter les communications entre individus. Au même titre que le système métrique international a facilité le commerce, cette démarche généreuse profitera à tous les Hommes [8]. Les Pays en voie de développement pourront directement profiter et participer à notre travail, sans consentir de gros investissements en dehors des infrastructures d’égal à égal. Ceci leur est aujourd’hui interdits.
– Une norme ouverte évite les développements inutiles qui ne participent pas au bien commun. Certains répondront que ce gaspillage génère de la richesse. À cela deux arguments peuvent être opposés :
– les ressources dégagées permettraient de développer de nouveaux outils car de toute façon tous les acteurs devront innover et se démarquer pour survivre.
– même si peu le perçoivent, l’industrie informatique est polluante [9]. Réduire cette consommation par un usage raisonné de l’outil informatique aboutirait à un recul des pollutions liées à ces pratiques.
– Apporter son écot au bien commun. Les standards ouverts permettraient que nos activités, même menées à titre privé, profitent au bien général. Une société privée qui améliore une norme ouverte l’améliore aussi pour le reste des acteurs. Cette démarche généreuse augmentera aussi la crédibilité, le renom du contributeur : c’est la possibilité pour tout individu de se voir reconnu par son travail, indépendamment de son statut.
– Développer les connaissances. Les normes ouvertes, c’est aussi la possibilité pour les individus de se former tout au long de la vie sans être dépendant d’une entreprise, ou d’un éditeur [10].
La concurrence déloyale liée à des normes fermées sera levée. Le logiciel libre pourra ainsi augmenter son potentiel. De plus, le respect des standards ouverts dans le bazar qu’est le logiciel libre reste la norme. La communauté possède sur ce point un avantage concurrentiel par rapport aux entreprises ; elle ne le perdra que si elle cesse d’être inventive et dynamique.
Les sociétés commerciales travaillant dans le même sens que la communauté du Logiciel Libre, nous pouvons espérer faire des applications dans de nouveaux domaines et trouver de nouveaux sujets d’étude attrayants.
De toute façon imposer un logiciel libre spécifique pour taper un e-mail ou consulter le web est ridicule !
Imaginez que le standard pour gérer les fichiers de texte simple soit xedit [12] ; cela reviendrait à proscrire Notepad, Emacs ou Vi pour taper une page web ou n’importe quel fichier texte ! Imposer le logiciel libre reviendrait à imposer une marque donnée de fil à plomb pour les maçons en supposant d’une part que cela suffira à obtenir des murs droits, et d’autre part que cela conviendra à tout le monde. Si l’objectif est d’avoir des murs droits, pourquoi ne pas imposer des murs droits ?
Les normes ouvertes sont aussi l’occasion de faire partager des méthodes de travail, basées sur une certaine éthique de la discussion, qui font tendre les personnes vers une meilleure compréhension les uns des autres. Nous espérons non seulement augmenter à terme la convergence et l’ouverture des formats, mais aussi aider à améliorer la communication entre les Hommes. Bizarrement, nous leur portons plus d’intérêt qu’aux logiciels, et invitons d’autres à nous rejoindre.
Ceci permettrait de faire évoluer les mentalités : aujourd’hui un système d’information décrit souvent un système informatique [13]. Demain, il décrira peut être un système d’information [14], tout simplement.
Merci à Raphaël Rousseau pour ses corrections, et ajouts de liens qui enrichissent ce texte.
Mr Bernard Lang me précise que l’utilisation tel-quel de standard et norme est confuse : norme et standard sont deux synonymes. Les normes se multipliant (notamment du fait des formats propriétaires et des organismes de normalisation) j’ai choisi arbitrairement de privilégier standard ;
– il vient du mot français étandard
– standardiser implique la notion de réduction des choix possibles.
Version 0.2
Il peut être visualisé avec toutes ses modification sur notre CVS
[15]
Ce texte a pour but d’inciter les lecteurs intéressés à venir nous rejoindre afin de bâtir ou d’aider un projet méthode libre à bâtir le manifeste pour des standards ouverts.
[1] Pour Bruce Perens, ce sont les standards ouverts qui doivent être imposés, et il l’exprime dans sa campagne pour un choix sincère en matière de logiciels : Sincere Choice.
[2] ou code source
[4] Internationalisable : traduit aisément en plusieurs langues
[5] capacité à échanger des données informatiques indépendamment des ordinateurs et des logiciels.
[6] Sur un marché où les normes sont connues, il est plus facile de faire émerger des prestataires, et ainsi l’offre de prestataires augmente, se diversifie et s’assainit.
[7] utilisateurs et fournisseurs
[8] et toutes les Femmes
[9] utilisation de composés toxiques et métaux lourds pour graver les circuits imprimés, consommation non nulle d’énergie électrique
[10] Pour ceux qui n’ont pas suivi c’est un effet de bord de la pérennité des normes :)
[11] Chapître à l’attention des chagrins qui n’aiment que le Logiciel Libre.
[12] Xedit est un éditeur de texte du monde Unix très courant, mais également très pauvre en fonctionnalités et quasi inutilisable.
[13] décrit par ses logiciels, machines, prestations, contraintes
[14] décrit par ses flux de données.
[15] CVS est un système de contrôle de version