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Le business malin des « bonnes pratiques »

Les licences Creative Commons sont en tête de gondole
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–  lundi 5 juillet 2004, par Antoine Pitrou

Les licences Creative Commons font fureur. Elles associent une grande simplicité d’utilisation, une présentation accessible à tous et un discours attrayant sur le thème du partage de la culture et de la connaissance. Tout « créateur » peut se rendre sur le site officiel Creative Commons et choisir en quelques clics une licence juridique pour son oeuvre, fût-elle logicielle, littéraire, ou artistique.

Cependant, les différentes licences proposées par l’initiative Creative Commons ne sont pas aussi ouvertes les unes que les autres. La majorité de ces licences affirment une conception privative de la mise à disposition d’une oeuvre, identique à celle du logiciel propriétaire gratuit [1].

Raphaël Rousseau décortiquait déjà la fausse bonne idée que constitue la clause n’autorisant que les utilisations « non commerciales ». Nous exposons quant à nous un cas exemplaire de l’utilisation d’une licence Creative Commons pour maquiller une
initiative privative en projet communautaire « ouvert ».

Une vitrine pour les bonnes pratiques

Le récent site Web Opquast est la vitrine d’un projet visant à lister « les bonnes pratiques des services en ligne » (c’est-à-dire les services disponibles via une interface Web consultable à distance). Il s’agit en fait d’une compilation de règles issues de plusieurs domaines de compétences :

 La netiquette au sens large : c’est-à-dire les règles classiques de l’Internet. On lira par exemple : « aucun objet multimédia de plus de 50 ko (image ou autre) n’est envoyé sans avertissement préable, prévisualisation ou affichage progressif » : en effet, la netiquette nous enseigne que la bande passante n’est pas gratuite et que tout le monde n’a pas une connexion haut-débit.

 Les règles de propreté et d’accessibilité des pages Web telles qu’édictées habituellement par les sites spécialisés. Ainsi, dans une page Web correctement réalisée, « les champs de formulaire sont associés à leurs libellés (exemples : éléments <label>, <id>, <for>) » : afin de faciliter le remplissage des formulaires aux personnes déficientes.

 Les règles de respect du client en matière commerciale. Par exemple « les frais d’emballage et d’expédition sont indiqués avant la validation définitive de la commande ».

Toutes ces règles ne sont pas nouvelles. Elles sont issues de compétences préexistantes et assez largement répandues, et beaucoup d’entre elles sont déjà codifiées ailleurs. Le travail effectué par Opquast est majoritairement un travail de compilation et de (re-)formulation.

Une initiative sympa ?

Les travaux issus de ce projet sont et seront disponibles sous une licence entièrement propriétaire, la licence Creative Commons by-nc-nd, qui interdit aussi bien les oeuvres dérivées que les utilisations « commerciales ».

Cela signifie qu’il est absolument impossible, par exemple :
 d’intégrer la liste des bonnes pratiques à un document plus large sous une licence libre, ou d’améliorer la liste sans attendre que les modifications soient acceptées et intégrées par l’équipe dirigeante (si elles le sont) ;
 d’imprimer ces bonnes pratiques et de les distribuer en échange d’une participation aux frais, ou de les utiliser dans le cadre d’une formation dispensée à prix coûtant (ou dans tout autre cas tombant sous l’épithète « commercial » dans la terminologie définie par la licence Creative Commons).

En guise d’explications au caractère « non commercial » de la licence, la FAQ décline le thème classique du juste retour sur investissement : « En contrepartie de la mise à la disposition de ce travail considérable au public et du portage du projet, la société Temesis se chargera de l’exploitation de l’outil pour des utilisations commerciales ainsi que de la délivrance de licences d’utilisation pour des sociétés commerciales souhaitant vendre des prestations sur la base de ces bonnes pratiques (consultants, formateurs, certificateurs etc.). »

On y lit plus loin : « Malgré le fait que le travail initial ait été effectué par une société commerciale, les bonnes pratiques ont été mises au point et enrichies avec l’aide de la communauté. Cette participation de la communauté à la mise au point des bonnes pratiques implique que tous puissent y avoir librement accès. »

La mise à disposition sous licence non-commerciale interdisant la modification est donc présentée comme une largesse, non comme une restriction. Or il existe des sociétés qui distribuent des oeuvres entièrement libres, sans se voir spolier d’une rétribution de leur travail [2]. De plus ces oeuvres se limitent rarement à un travail de compilation.

Les vraies raisons d’une licence propriétaire

La FAQ enfonce le clou quant à l’interdiction de produire des oeuvres dérivées : « Nous ne souhaitons pas autoriser dès le début du projet des acteurs modifier ces bonnes pratiques ou en sélectionner seulement des parties spécifiques pour en décliner des référentiels spécifiques ou sectoriels qui s’opposeraient au principe même du projet et qui consiste véritablement à « rassembler » sur un socle commun. »

Quel est ce « socle commun », et qui veut-on « rassembler » autour de ce socle ? Eh bien, il suffit de relire le passage cité plus haut : «  la société Temesis se chargera de l’exploitation de l’outil pour des utilisations commerciales ainsi que de la délivrance de licences d’utilisation pour des sociétés commerciales souhaitant vendre des prestations sur la base de ces bonnes pratiques (consultants, formateurs, certificateurs etc.). »

Le « socle commun » est donc la garantie pour Temesis de prospérer en opposant une barrière juridique à l’utilisation commerciale d’Opquast (barrière qu’elle pourra lever moyennant finances), et en évitant l’apparition d’oeuvres dérivées qui relativiseraient le rôle et donc la renommée de l’éditeur central, c’est-à-dire, la société Temesis. Celle-ci profite des contributions de la communauté - tant au niveau du contenu (les fameuses bonnes pratiques) qu’en terme d’accumulation de réputation - et privatise les retombées financières des « bonnes pratiques », ne laissant à la « communauté » que des miettes sous forme d’une licence d’utilisation aussi restrictive que celle d’un logiciel freeware sous Windows.

La combinaison des clauses d’utilisation « non-commerciale » et d’interdiction d’oeuvres dérivées permet ainsi à la société éditrice de rafler la mise en obtenant un monopole de révision et d’exploitation commerciale sur les « bonnes pratiques » validées et popularisées par la communauté. Nous retrouvons le modèle classique de la rente de situation, pimenté d’une stratégie d’appropriation du travail collectif ressemblant à celle de SourceForge / VA-Linux.

Oui mais...

Et la Creative Commons dans tout ça ? Après tout, une licence propriétaire quelconque aurait fait l’affaire... Oui, mais les licences Creative Commons bénéficient d’un capital sympathie énorme, au point que de nombreux militants du libre semblent oublier que certaines licences Creative Commons sont aussi propriétaires qu’une licence Adobe ou Microsoft [3]. On nous explique donc que si le contenu du site Opquast est placé sous licence propriétaire Creative Commons, c’est au nom du « principe de la circulation d’information et du partage de celle-ci »... Rien que ça !

Décidément, voilà de bonnes pratiques bien juteuses, n’est-il pas ?

Mise à jour : le contenu proposé Opquast a changé de licence et est désormais placé sous une double licence GPL et propriétaire (à savoir : droit d’utilisation gratuite sous les termes de la GPL, possibilité d’accord payant pour les personnes qui voudraient s’affranchir des « contraintes » de la GPL en cas de redistribution).

Au sujet de cette double licence, lire « Les bonnes pratiques ? Libres, si je veux ! ».

[1Les fameux logiciels freeware, très développés sous Windows.

[2On citera par exemple MandrakeSoft ou MySQL AB.

[3Ainsi on trouvera un « article sur les dynamiques du logiciel libre » placé sous licence propriétaire Creative Commons « non-commerciale ».

forum

  • > Microsoft et logiciel libre : l’art de la guerre
    3 août 2006, par Leila

    Bonjour,

    je vous écris ici car c’est évident que les commentaires de l’article à la une seront lus par vous (et d’autres), alors que si je fais comme par le passé à répondre directement à un article qui date, il n’y a que moi qui sais que j’ai posté quelque chose !


    Enfin donc. Je suis une récente auteure d’un site. Et je suis de ce fait à la découverte de bien des choses dont le système existant de licence libre pour les contenus non informatiques que je crée, qui sont majoritairement des textes.
    On m’avait indiqué le seul CC mais après avoir lu leur contrat et n’y ayant pas compris grand’chose sauf que ça ne me paraissait pas très clair certains passages où CC semble avoir plus de droits que l’auteur, j’ai fait une recherche sur le web en tapant comme mots-clés : Creative Commons critique.
    Et voilà-t-y-pas que je découvre un univers entier de dynamiques collectives et des débats qui me passionnent à ce point que, si je dois bien choisir ma licence et me remettre ensuite à mon oeuvre, je sens que je vais continuer à m’intéresser à la question.


    Si je suis tant captivée par les propos que je lis depuis ce matin sur votre site, c’est d’abord parce qu’ils sont bien écrits. Et ça, mes amis, ce n’est pas une sinécure. Ils sont clairs, d’une clarté qui m’estourbille, moi, qui ai l’habitude de textes sur l’informatique dont je décroche en désespoir de cause au bout de dix secondes, tant ils sont truffés de mots spécifiques.
    Ensuite, vous utilisez intensément le lien hypertexte, qui m’a permis en une matinée, de découvrir trois, non quatre sites internet, non cinq avec FPF et plus encore de concepts et d’acteurs sur cette question du libre.


    Alors bravo, et à bientôt.

    Leila Cherradi

    www.d-origine-psymmigree.be

    leilac1 AT hotmail.com

    • > Microsoft et logiciel libre : l’art de la guerre
      2 septembre 2006, par Julien Tayon

      C’est pas évident « que l’on lise les commentaires uniquement à la une » un système d’alerte intégré à spip nous prévient des que nous avons un nouveau message auquel répondre.

      J’ai donc pris le choix de replacer le commentaire à un endroit "plus propre".

      Sinon pour les creative commons, nous sommes bien achalandés sur le sujet :) voici un lien vers tous nos articles en parlant http://www.libroscope.org/recherche.php3?recherche=creative+commons

      Merci pour la lisibilité, on a quand même un handicapé de l’orthographe dans notre équipe, la rédaction des articles n’est pas de tout repos : au moins apparemment ça sert à quelque chose que l’on me reprenne tout le temps sur l’orthographe si ça augmente le plaisir de lecture.

      • > Chaque chose à sa place et les moutons...
        29 septembre 2006, par Leila Cherradi

        Enfin non, et les moutons, rien du tout. Vous avez bien fait de remettre mon texte à sa place. D’ailleurs c’est plus facile pour vous de retrouver le lieu où mon mail était censé être que pour moi. Ca je sais faire sur mon site. Mais j’avoue que sur les autres, naviguer ce n’est pas de tout repos : j’ai vraiment l’impression de traverser des flots écumants sur un bateau agité sans savoir où je suis, où je vais exactement, et surtout quand je suis arrivée quelque part, où j’étais auparavant. Il faut dire que ma connaissance des règles de navigation est assez rudimentaire. Je commence à m’apercevoir qu’il y a des indices, du genre, un historique des pages visitées. Pour ceux qui le savaient déjà, il n’y a pas matière à rire sauf s’ils pensent que le savoir met ceux qui en possèdent au-dessus des autres. Bref, c’était une petite escapade de mots pour vous saluer et vous dire : bonne continuation.

  • > Le business malin des « bonnes pratiques »
    9 avril 2006, par ComputerHotline

    Le site Opquast est sous CC by-sa maintenant.

  • > Le business malin des « bonnes pratiques »
    18 novembre 2005, par Thierry-R Salomon

    Ce qui est surtout choquant içi, c’est que l’objet de la licence est un contenu déjà partagé par tous, qui n’appartient pas au titulaire de la licence qui n’a fait preuve d’aucune inovation véritable.
    Cela rejoint l’idée de breveter un procédé trivial que personne n’a protégé auparavant.
    Alors que protéger un texte vraiment novateur pour lequel on est véritablement l’auteur me semble davantage légitime. Dans ce contexte, il doit être possible de contester la validité de la licence dans le cas que vous citez.

    Mais revenons plutôt à votre sujet que vous citez en intro : "La majorité de ces licences affirment une conception privative de la mise à disposition d’une oeuvre".

    C’est vrai dans le cas des variantes NC et ND, qui sont contraires à la GPL.
    Le ND me semble un frein inutile à l’innovation.
    Et je pense que le NC soulage les auteurs de la crainte de se faire piller commercialement.
    A noter que les développeurs de logiciels en GPL n’ont pas cette crainte. RMS signale même qu’il est possible de vendre des logiciels en GPL.
    Peut-être faut-il avoir le "courage" d’essayer une licence CC-BY-SA et de voir ce que ça donne ?
    Et si la musique ainsi licenciée devient un tube, c’est l’éditeur qui en profite et non l’auteur ?

    • > Le business malin des « bonnes pratiques »
      18 novembre 2005, par Thierry-R Salomon

      Je me réponds à moi-même.

      La GPL n’exclut pas un usage commercial de toute ressource qui soit protégée par ses termes. Par contre, elle interdit l’appropriation exclusive de cette ressource. La licence CC-BY-SA aussi. Du coup si la musique libre devient un tube, rien n’empêche l’auteur de la produire lui-même, en concurrence des autres éditeurs. Ou d’aller voir une maison de disque pour le faire. Ou de signer avec l’éditeur qui a commencé à diffuser son oeuvre, etc...
      Donc finallement, ça peut s’arranger.

    • > Le business malin des « bonnes pratiques »
      18 novembre 2005, par Julien Tayon

      1) la GPL n’est pas le logiciel libre et les clause nc (non commerciale) et nd (non modifications) ne rentrent pas en conflit avec la GPL, mais avec une certaine définition du logiciel libre

      2) en ce qui concerne la peur du pillage, les artistes restents braqués sur un modèle de rémunération sur la création : ils veulent être rémunérés pour le patrimoine artistique sur lequel ils sont assis (en présupposant que toute oeuvre est originale au sens fort ce dont je doute), or la plupart des métiers créatifs non artistiques sont basés sur la rémunération de la créativité sous la forme d’un salariat (comme c’est le cas pour le prix nobel de chimie 2005, où ce le fut pour l’inventeur du transistor, et tous les développeurs). Si la plupart des artistes voient ceci comme une spoliation de l’invention par l’employeur, cela permet à ceux qui ont envie de créer d’en faire leur activité en toute sécurité. Et éventuellement de monter leur entreprise car cela simplifie leur capacité à gérer leur capital savoir au moins sur le plan juridique. C’est le pari du logiciel libre : faire de l’accès à la création une formalité simple, pour pouvoir développer une économie où les plus créatifs sont avantagés.

      En concevant une rémunération basée sur la création et non la créativité, sur la licence d’exploitation (le fruit de la possession) et non le travail, les artistes sont orientés vers un modèle capitaliste qui effectivement peu sembler pour le moins dangereux quand on a pas l’infrastructure pour se battre et qu’on a peur du risque. Le choix des artistes reflête un choix politique et social qui leur est propre. Certains artistes ont fait le choix d’être salariés et consacrent une partie de leur temps aux autres dans des cités comme Clichy Ss Bois.

      D’autres artistes autoproclamés diront qu’eux ils font de la créativité leur valeur, en sous-entendant qu’ils sont une exception et que par conséquent le modèle salarié ne s’applique pas à eux (qui serait celui dominant de la répétition). Ceci est une erreur, l’évolution de l’industrie de service moderne est une industrie de gestion de la créativité, qui représentait en 1990 selon K.E Sveiby 60% de la contribution du PIB dans les pays de l’OCDE. Peut être que ce n’est pas au monde moderne de s’adapter aux artistes, mais à certains artistes de s’adapter à notre monde.

      Nous sommes dans un monde où jamais une assistante sociale sociale qui se débrouille « créativement » quotidiennement pour apporter du bien être à la majorité pourra rêver d’être aussi « valorisée » financièrement qu’un auteur d’un morceau comme « born to be alive ». Socialement, comment peut on justifier un tel fossé ?

      La question de la valeur, n’est pas que financière elle reflête aussi une morale personnelle et collective. Je pense que certains artistes ne se rendent pas compte à quel point leurs propos reflètent un mépris du travail et du salariat et une éxagération du bien être qu’ils apportent à notre société. Mais qu’est ce qu’un artiste de toute façon ? En tout cas Je ne tiens pas pour artiste celui qui se présente comme tel.

  • > Le business malin des « bonnes pratiques »
    9 août 2004

    Creative Commons a récemment ajouté à sa liste de licences la CC-GNU GPL et la CC-GNU LGPL ce qui rend la chose beaucoup plus explicite que les diverses options couvertes par l’acronyme CC.

    • > Le business malin des « bonnes pratiques »
      24 janvier 2005, par Raphaël Rousseau

      Pas du tout, cela ajoute à la confusion !

  • > Le business malin des « bonnes pratiques »
    30 juillet 2004, par Nicolas Hoizey

    Article super intéressant, merci Antoine pour cette analyse !

    Heureusement, j’ai mis du « Share Alike » pour mon site ... ;)