Une discussion qui revient souvent entre militants du logiciel libre tient à la qualité juridique de la GPL : est-ce un contrat, ou autre chose ?
Cette question paraît importante aux techniciens du droit (et du Libre !) car elle détermine les conditions d’application de la GPL et la manière dont son contenu sera traité devant un tribunal.
Cependant, nous montrons que tout ceci n’est qu’arguties théoriques car, en pratique, que la GPL soit un contrat ou non ne change rien à son efficacité.
Les deux argumentations qui s’opposent dans ce type de discussion se résument toujours, in fine, à l’antagonisme suivant :
1. La GPL n’est pas un contrat, car historiquement la doctrine juridique qualifie ce genre de texte d’un nom différent, soumis à d’autres règles. Concrètement, il s’agit d’une licence (tel qu’en droit anglo-saxon).
Eben Moglen, le juriste de la FSF, explique cela par l’analogie suivante. Si vous avez été invité à un dîner chez quelqu’un, et que cette personne vous poursuit en justice pour violation de domicile, vous pouvez répondre que vous y aviez été autorisé par la personne : elle vous avait concédé la licence de pénétrer à son domicile à l’occasion de ce dîner [1]. Moglen dit que la GPL s’apparente à cette situation où il n’y a pas de contrat, mais simplement une autorisation unilatérale.
2. La GPL doit être un contrat car on ne peut appliquer que deux types de texte dans un différend entre parties : un contrat, ou la loi. La loi est le texte qui régit toutes les activités des habitants d’un pays donné, le contrat sert quant à lui à édicter des règles particulières entre personnes consentantes. Seule la loi et le contrat sont susceptibles d’être invoqués devant un tribunal. Les autres types de « règles » ne seront pas examinés. De plus, les contrats doivent satisfaire à des conditions bien précises pour être applicables. La GPL est donc un contrat, ou n’a aucune valeur.
Pourquoi la FSF ne veut-elle pas que la GPL soit considérée comme un contrat ? Parce que le droit des contrats est variable d’un pays à l’autre, tandis que le droit de la propriété littéraire et artistique (auquel est soumis le logiciel) se voit plus ou moins uniformisé via la Convention de Berne signée par un nombre important de pays. C’est donc avant tout une thèse à but communicationnel (« marketing ») : pour rassurer les gens sur la « validité » de la GPL, autant la présenter sous le jour le plus favorable (et néanmoins plausible !) qui soit.
Or, c’est là se focaliser à tort sur l’applicabilité théorique de la GPL, selon un point de vue strictement technique. Même si les représentants de la FSF préfèrent simplifier leur discours pour produire une affirmation plus percutante (« La GPL n’est pas un contrat », dixit Eben Moglen), il est en réalité plus raisonnable de dire que :
La GPL n’a pas besoin d’être considérée comme un contrat pour remplir ses objectifs.
Ici l’argument de la position « pro-contrat » est de répondre : seul un contrat ou la loi peut produire une obligation. Mais c’est oublier de considérer les deux
termes de l’alternative. En effet, on peut très bien choisir « la loi ».
Et, ô miracle, dans le cas de la GPL, ça marche ! Pourquoi cela ? Pour une
raison très précise : les termes de la GPL sont en tout point moins
restrictifs que les dispositions par défaut du droit d’auteur ! Ou encore, en clair : par rapport au droit d’auteur, la GPL n’apporte aucune restriction supplémentaire - seulement des libertés supplémentaires.
Pour expliquer encore, mettons que je sois utilisateur d’un logiciel libre :
soit j’accepte la GPL et celle-ci me permet d’acquérir un lot de libertés supplémentaires
soit je ne l’accepte pas (en essayant de faire valoir son invalidité) et je suis soumis, par défaut, au droit
d’auteur (ou au copyright selon mon pays), qui ne me donne aucune liberté que la GPL ne me donnerait pas.
On voit bien ici, que la vraie réponse à la question « la GPL est-elle un contrat ? », est : on s’en fiche (sauf, bien sûr, dans l’optique d’une discussion doctrinaire entre juristes). Si quelqu’un décide que la GPL est invalide au regard du droit des contrats, il se retrouve soumis, par défaut, au droit d’auteur qui est en tous points plus restrictifs ! Donc la GPL atteint bien son but, dans tous les cas.
Cela a une conséquence importante : la GPL n’est pas dépendante des variations du droit des contrats entre pays. Elle s’appliquera dans tout
pays où les conditions par défaut du droit d’auteur sont toutes plus restrictives ou égales à la GPL (ce qui représente, probablement, l’immense majorité des pays développés). Notons que cette conséquence fort louable n’est pas tributaire de l’arsenal doctrinaire que déploie la FSF aux fins de montrer que la GPL n’est pas un contrat...
Cette caractéristique fondamentale de la GPL implique évidemment des contraintes sur la rédaction du texte. Par exemple, dans la future GPL version 3 [2], dont un prototype avancé se présente sous la forme de l’Affero GPL, la volonté de rendre la GPL « virale » ou « transitive » également lors de l’utilisation distante d’un logiciel (penser aux logiciels qui présentent une interface HTML sur le Web) s’est traduite par une formulation qui peut paraître curieuse :
« If the Program as you received it is intended to interact with users
through a computer network and if, in the version you received, any user
interacting with the Program was given the opportunity to request
transmission to that user of the Program’s complete source code, you
must not remove that facility from your modified version of the Program
or work based on the Program, and must offer an equivalent opportunity
for all users interacting with your Program through a computer network
to request immediate transmission by HTTP of the complete source code of
your modified version or other derivative work. »
On voit que l’Affero GPL ne demande pas, inconditionnellement, la mise à disposition du code source pour les utilisateurs distants d’une version
modifiée d’un logiciel. Pourquoi ? Parce qu’il y a des chances que cela
représenterait une restriction par rapport aux lois du droit d’auteur (l’utilisation d’un logiciel distant n’étant pas forcément considérée comme une distribution du logiciel), et irait donc à l’encontre de la
caractéristique fondamentale dont nous parlons : que la GPL n’ajoute aucune restriction aux conditions par défaut du droit d’auteur.
Au lieu de cela, on passe par une condition ayant trait à la modification de l’oeuvre : si un lien est présent (du fait de l’auteur du logiciel) vers les sources du logiciel, ce lien - c’est-à-dire cette fonctionnalité de
téléchargement - ne doit pas être retiré. On
transforme donc une obligation de distribution (qui est une restriction supplémentaire au droit d’auteur : le droit d’auteur n’oblige pas à redistribuer une oeuvre) en une interdiction de modification d’un
aspect de l’oeuvre (qui n’est pas une restriction supplémentaire au droit d’auteur). Ainsi, on atteint bien au but désiré.
On notera que ce mécanisme ressemble fortement aux sections invariantes de la Gnu Free Documentation License, la licence de documentation libre créée par la FSF. Avec la GFDL, les auteurs de l’oeuvre peuvent spécifier un certain nombre de « sections invariantes » qui ne devront pas être modifiées dans les versions redistribuées de l’oeuvre : ces sections invariantes sont utiles pour mentionner la paternité de l’oeuvre, ou écrire un texte liminaire que l’on ne veut pas voir altérer (préface, déclaration d’intention, dédicace...).
Certains rétorqueront : tout ceci est bien et beau, mais cela ne fait que protéger les auteurs contre les utilisateurs indélicats. Que se passe-t-il cependant si un auteur fou ou diabolique décide de poursuivre en contrefaçon les utilisateurs de son logiciel, en arguant de l’invalidité de la GPL (par exemple au regard du droit des contrats) ?
Il s’agit là, évidemment, d’un scénario tout à fait théorique et fort peu plausible. D’une part, il ne sera pas aisé à cet auteur de plaider sa bonne foi devant un tribunal, alors même que l’apposition de la GPL est en général une mesure unilatérale et non négociée. D’autre part, les utilisateurs pourront contre-attaquer en demandant des dommages et intérêts (puisqu’ils ont utilisé le logiciel en toute bonne foi, et la décision de leur interdire l’utilisation porte préjudice à leur activité économique éventuelle). Enfin, un auteur qui ferait planer une telle insécurité juridique sur les utilisateurs honnêtes de ses propres logiciels s’exposerait à une totale décrédibilisation, que ce soit vis-à-vis de ses pairs (cas d’un auteur bénévole oeuvrant dans la communauté open source) ou de ses clients (cas d’une société commerciale).
A l’heure actuelle, il n’y a guère que SCO qui pourrait se permettre un tel comportement sans rougir.
[1] On comprend plus clairement, sur cet exemple, l’utilisation du terme licence. Penser aussi au célèbre license to kill (« licence de tuer », littéralement).
[2] La GPL v3 est censée remplacer à terme l’actuelle GPL v2, en y ajoutant un certain nombre de clauses traitant des problèmes modernes : brevets logiciels, exécution de programmes sur l’Internet...