Depuis quelques mois, de nombreuses sociétés ayant basé leur activité autour du logiciel libre ont soit rencontré des difficultés (Alcôve, IdealX, Linuxcare, VA-Linux), soit disparu (OpenCare). Naïvement, on pourrait se dire que le libre n’est pas économiquement viable. Pourtant, il me semble que la vraie question est : quels sont les paramètres de viabilité pour une entreprises qui fait du libre ?
À titre d’exemple, je prendrais MandrakeSoft [1]
MandrakeSoft est une société des plus représentatives du logiciel libre en France. Elle était considérée comme le modèle français : sa distribution du système d’exploitation GNU/Linux est encore la plus populaire dans le monde. Sa déconfiture est-elle liée à un marché réticent à l’égard du logiciel libre, ou avons-nous à faire à un exemple représentatif des erreurs commises dans le monde de la nouvelle économie ?
Si nous regardons les évolutions comparées des revenus pour Microsoft et de MandrakeSoft nous avons les résultats suivants
Exercice | 1998 | 1999 | 2000 | 2001 |
---|---|---|---|---|
Microsoft | +29% | +16% | +10% | +12% |
MandrakeSoft [2] | nd | +424% | +18% | +31% |
NB : Ces chiffres sont à prendre avec les pincettes qui conviennent, dans la mesure où ils sont fournis directement par les sociétés concernées.
Ce n’est donc pas le produit « logiciel libre » qui semble en cause. Si MandrakeSoft est en cessation de paiement, c’est que leurs dépenses ont augmenté de manière bien supérieure à leurs recettes ; il s’agit là d’une erreur de gestion d’entreprise.
Nous pouvons mettre au même rang :
– une mauvaise analyse du coeur de métier, qui a poussé l’entreprise vers une diversification hasardeuse (développement à façon, stratégie de distributions grands comptes, e-learning [3]),
– une politique marketing en inadéquation avec les ressources de l’entreprise : la distribution Linux devient entre les mains de Mandrake un « produit » commercial. Ceci conduit à un conflit, car les habitudes et valeurs de la Communauté des logiciels libres sont en contradiction une telle logique de produit.
La politique produit autour de Linux était la suivante : Mandrake voulait fournir la distribution qui avait toujours les paquets [4] les plus récents (issus de la communauté du libre), et les plus en vogue, tout en développant des outils/logiciels spécifiques, ce qui est un autre métier. Ceci lui a certes valu sa bonne réputation auprès des utilisateurs pour une utilisation « prête à l’emploi ». Cependant, avaient-ils les moyens de leurs ambitions : assurer la qualité dans leur métier de développeur et d’intégrateur. Sur le long terme cela n’as pas suivi, et pour une utilisation sur laquelle GNU/Linux à fait ses preuves (l’utilisation en tant que serveur), le résultat est plus que mitigé.
Par exemple [5] , la Mandrake 7.1 fournissait une version instable du compilateur C GCC pour compiler les logiciels, et une version stable du même compilateur pour compiler un unique logiciel : le noyau Linux. Ceci est étonnant, sachant qu’une version stable et bien choisie de ce compilateur permettait de faire les deux. La logique du choix : Mandrake ne fournit pas les derniers paquets utiles à la communauté, mais les derniers paquets disponibles à ses clients.
La croissance de la communauté ayant été tellement plus grande que celle des employés de chez MandrakeSoft, les développeurs se sont probablement trouvés dépassés par la somme de travail nécessaire pour maintenir l’objectif d’intégrer le maximum de projets. Leur besoin en développement, et donc en masse salariale vu leur modèle, a été impacté de manière significative.
A titre d’exemple de l’incapacité à assurer la politique de mise à jour forcenée prenons un paquet pour le fureteur libre (Mozilla) qui a mis 6 mois à être mis à jour après qu’une faille de sécurité majeure ait été annoncée et corrigée. La qualité des développeurs/mainteneurs de paquets de chez MandrakeSoft n’est pas à remettre en cause [6].
Un projet comme OpenBSD ou Debian a des ressources limitées. Pour assurer la viabilité de leur entreprise au sens large, ces projets gèrent leurs ressources en conformité avec leurs valeurs. Ils appliquent une démarche qualité qui ne dit pas son nom, mais qui produit les mêmes résultats qu’une normalisation ISO : obtenir un résultat conforme aux attendus des utilisateurs. Pourtant, les mainteneurs de paquets OpenBSD, par exemple, ne sont pas plus nombreux que ceux de chez MandrakeSoft ; ils ont juste appliqué une démarche simple de gestion des ressources (le temps-homme) dont ils disposent.
Critère/sociétés | Mandrake | OpenBSD | Debian |
---|---|---|---|
Valeurs | Dernières nouveautés | Sécurité | Facilité de maintenance |
ressources répertoriées | Inconnue [7] | env. 400 | env. 1000 |
ressources actives | env. 50 à 70 [8] | env. 30 à 40 | env. 150 [9] [10] |
paquets dispo. [11] | env. 2000 | env. 2000 | env. 10000 [12] |
temps moyen entre versions majeures | env. 6 mois [13] | 6 mois fixe | env. 18 mois |
Installeur spécifique | oui | non | oui |
Outils spécifiques [14] | oui | non | oui |
Cible spécifique | Desktop | Serveurs sécurisés | Maintenance aisée du parc |
Force | Installation nouveautés | Configuration par défaut / documentation | Mise à jour / richesse |
Faiblesse | Faible qualité | Spartiate | « trop » de choix |
Famille | Red Hat, SuSE | *BSD | CorelLinux, Gentoo, Knoppix |
Concurrence directe | Red Hat, SuSE | Non pertinent | Non pertinent |
Plus d’informations sur les ressources du projet Debian : http://u-os.org/tokyo/
Les ressources d’OpenBSD et celle de MandrakeSoft sont comparables, même si les mainteneurs de MandrakeSoft ont l’avantage de la proximité physique pour la collaboration, et du salaire à temps plein.
Si ce ne sont pas les ressources qui font la différence, c’est leur mise en oeuvre.
La communauté a permis à des distributions basées sur le même creuset de projets logiciels de faire des distributions de systèmes de bonne qualité (Debian, OpenBSD notamment) bien plus ambitieuses : elles fonctionnent sur d’autres machines que les PCs, dont les DEC Alpha, les machines SPARC (fabriquées par SUN), zSeries (fabriquées par IBM), powerPC ...
Comment ont-ils fait ?
Le projet OpenBSD est l’exemple plus proche d’une « entreprise » (OpenBSD possède un team leader Theo de Raat, et une équipe de développeurs récurrents identifiés, en petit nombre). Quel est leur secret :
– une démarche qualité qui consiste à sortir une nouvelle distribution [15] tous les 6 mois n’intégrant que les projets stables ;
– ils auditent le code de tous les logiciels intégrés au vu de leur critère ;
– ils documentent le code de manière standardisée en utilisant les pages de manuels interactifs ;
– ils mettent l’accent sur des logiciels intallés proprement [16].
– ils s’assurent de la cohérence des dépendances logicielles
de leurs paquets.
Ils ont fait ces choix qui leur font perdre de la facilité d’utilisation par un utilisateur final, mais qui leur fait gagner en crédibilité et en reconnaissance. À côté, vu le nombre restreint de développeurs de logiciels, ils ont adopté une stratégie de déploiement de leur ressource en conséquence :
– leur système d’installation et de mise à jour est spartiate ;
– il n’y pas d’outil graphique de configuration [17]
;
– ils ne refusent de satisfaire les demandes qui vont à l’encontre de ce qu’ils ont identifié comme le coeur de leur projet, ou qui sont incompatibles avec leur contraintes.
La différence entre OpenBSD et MandrakeSoft qui ont des ressources similaires et des succès bien différents est avant tout l’existence d’une stratégie bien identifiée dans un cas et aucune dans l’autre. Une entreprise, à but lucratif ou non, peut-elle en faire l’économie ?
Le premier but de MandrakeSoft, à ce jour, est de rembourser ses dettes. Ceci n’améliorera pas les conditions des développeurs de chez MandrakeSoft, qui vont probablement subir un plan social, ni ceux des projets logiciels libres qui n’en verront pas un traitre sou. Ceci permettra de revaloriser le titre et ainsi profitera aux actionnaires qui diminueront leurs pertes sur cette opération. Ces même actionnaires qui sont à l’origine de la stratégie de MandrakeSoft.
Financer MandrakeSoft en achetant qui offre surtout une inscription à leur club qui n’apporte finalement qu’un service limité, profite avant tout à des actionnaires extérieurs à la communauté, et valorise l’impertinence de leurs choix. Cela revient à soutenir leur discours larmoyant : donnez-nous de l’argent pour que le fleuron français du logiciel libre ne disparaisse pas, et que nous ne licencions pas nos développeurs [18].
Du fait de mon parcours dans les sociétés du libre sur Paris, je peux vous affirmer que rarement ce fût la valeur du logiciel libre qui était en cause dans la déconfiture des sociétés du libre : une entreprise, même basée sur du logiciel libre, ne peut survivre sans avoir une démarche rigoureuse sur le plan économique. Une société doit gérer ses ressources afin d’avoir une activité rentable à terme.
Ce qui a manqué à ces sociétés a été de garder une ligne stratégique cohérente avec la valeur de leur entreprise sur le long terme. Ces sociétés ont toutes souffert de l’entrée d’investisseurs apportant massivement des capitaux. Toutes ont voulu se diversifier sans réflêchir sur la pertinence des nouveaux services. Ceci n’est évidemment pas propre au logiciel libre, cela pourrait être facilement généralisé à une industrie distribuant du café [19]. Néanmoins, l’étonnement que j’éprouve est la défense aveugle de ces sociétés par des individus confondant les résultats d’entreprises basant leur activité sur la vente de services à base de logiciel libre avec ceux des projets logiciels libres eux-mêmes. Si la base de ces deux mondes est la même (une logique d’entreprendre), la stratégie et les valeurs divergent en beaucoup de points : notamment la première valorisation d’un MandrakeSoft se fai(sai)t en Bourse, alors que celle des projets logiciels libres se fait au travers de leur adoption par des utilisateurs, et le plaisir qu’ils apportent aux développeurs. Une entreprise à vocation commerciale qui fait du libre doit avant tout être regardée selon ses résultats commerciaux, et il ne faut pas confondre ses valeurs avec celle des produits qu’elle vend.
J’espère que les sociétés qui ont survécu et celles de la deuxième vague ne feront pas les mêmes erreurs, et que les membres de la communauté éviteront d’apporter leur soutien à de piètres entrepreneurs sous prétexte que MandrakeSoft (ou autre), c’est bien(TM) ! par rapport à Microsoft, qui est mal(TM). Avant d’être un contributeur du logiciel libre, MandrakeSoft est une société de droit privé ; il est logique de juger une entreprise de droit privé sur sa stratégie, ses résultats, et son comportement vis à vis des parties prenantes.
Cet article est inspiré de ce document vu sur http://ben.reser.org, et de la lettre de George Dafermos écrite sur la liste de discussion de opensource.mit.edu
Merci aux personnes m’ayant répondu pour les infos de volumétrie dont babar sur le canal IRC #lea-linux.
[1] où je n’ai pas eu le plaisir de travailler ;P
[3] Buzz word pour désigner l’enseignement à distance par Internet
[4] Paquets : éléments logiciels regroupés comme un tout cohérent. Les logiciels eux-mêmes sont souvent disponibles sous cette forme, tout comme des bibliothèques de fonctions utilisées par ces derniers.
[6] On leur doit notamment l’excellent Frozen Bubble
[7] Les particuliers peuvent soumettre leur paquets à la communauté des utilisateurs au moyen de Mandrake Cooker
[8] Employés
[9] En considérant uniquement les contributeurs qui ont plus de 10 paquets à maintenir
[10] _ réponse d’un email à debian-devel-french@lists.debian.org
(Peut-on savoir en termes de ressources utilisées pour la maintenance de paquets le)
> nombres de personnes "temps plein" (je sais c’est pas possible d’avoir
> les chiffres précis). Je veux juste un ordre de grandeur (*0, *00, *000)
Impossible à dire... des développeurs sponsorisés pour faire ce qu’ils
veulent sur Debian, je ne crois plus qu’il y en ait beaucoup (voire plus
du tout). Mais il y a des gens qui bossent chez Progeny... qui
travaillent tous plus ou moins directement pour Debian.
Le nombre total de développeurs est de l’ordre de 1000, mais je ne saurais
te dire si cela représente 30 "pleins temps" ou 200 "pleins temps" sachant que
chacun est libre de faire autant qu’il veut. Certains feront 2h par ci
2h par là juste pour maintenir leur paquet à flot. D’autres suivront IRC
toute la journée et investiront presque tous leurs loisirs.
Il faut peut-être réutiliser les statistiques du sondage "floss" qui
avait été fait pour voir l’investissement moyen d’un développeur de
logiciel libre dans le libre.
http://www.infonomics.nl/FLOSS/report/
A+
__
Raphaël Hertzog -+- http://www.ouaza.com
Formation Linux et logiciel libre : http://www.logidee.com
[11] Dernière distribution stable
[12] Woody + update, la politique de modularisation des logiciels augmentent de manière significative ce chiffre
[13] 9 en 5 ans
[14] Configuration
[15] Ils vont encore me taper sur les doigts parce que je ne dis pas système, aïe !
[16] Un service nécessitant un login/mot de passe n’est pas démarré par défaut, et les services potentiellement utilisables pour une attaque, ne sont activés que de manière explicite par l’utilisateur
[17] Ils préfèrent faire de jolis T-shirts pour inciter les utilisateurs à utiliser leur produits ; c’est moins coûteux en temps à faire que de jolies interfaces, les fourbes !
[18] grand classique de négociation moderne pour les dirigeants d’entreprises française
[19] Je laisse la démonstration à titre d’exercice :)