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Les brevets logiciels, un enjeu de société.

Pourquoi la France et l’Europe doivent dire non aux brevets logiciels.
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–  jeudi 7 mars 2002, par Thierry Pinon

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, une révolution lente s’est mise en place. Celle des nouvelles technologies. Elle nous impose de nous remettre en question en permanence, d’en chercher les
enjeux.

Ce document tente de présenter les enjeux réels des brevets logiciels qui, tout en étant mal connus du grand public, tiennent depuis quelques années le devant de la scène auprès des professionnels de l’informatique.

Après avoir fourni quelques points de repère sur le sujet, ce
document présente les raisons qui font des brevets logiciels une arme
juridique inutile voire dangereuse pour la majorité des acteurs du
monde logiciel.

Quelques points de repère autour des brevets logiciels

Quand on parle de brevets logiciels, on sous-entend brevets d'invention logiciels''}. {{Qu'est-ce qu'un brevet d'invention ?}} C'est un titre de propriété délivré au déposant d'une invention, qui confère à son titulaire une exclusivité temporaire d'exploitation. Cette exclusivité est en général accordée pour 20 ans. Le but affiché des brevets est de favoriser l'innovation technologique, favoriser la publication des inventions et leur mise en oeuvre. {{Historique et contexte des brevets logiciels en Europe.}} Le texte qui régit les brevets en Europe, la première directive d'examen sur la brevetabilité, a été signé lors de la convention sur la délivrance des brevets européens du 5 octobre 1973 à Munich, et mis en application le premier juin 1978. Ce texte explique ce que sont les inventions. "Les programmes d'ordinateurs" à l'instar des mathématiques en sont exclus[[Article 52 - [http://www.european-patent-office.org/legal/epc/f/ar52.html->http://www.european-patent-office.org/legal/epc/f/ar52.html] ]]. C'est l'Office Européen des Brevets ([OEB->http://www.european-patent-office.org] ) qui est en charge de la mise en oeuvre de ce texte. Que s'est-il passé depuis l'adoption de ce texte ? Le poids économique des logiciels et plus largement de l'informatique a pris de plus en plus d'importance. Cela a conduit à la naissance de groupes de pression, au sein desquels on retrouve de grands groupes européens (Alcatel, Siemens) mais également américains (IBM), afin que l'Europe aligne sa politique de brevets logiciels sur celle des États-Unis et du Japon. C'est ainsi que, contrairement à ce que stipule le texte d'examen de brevetabilité qui exclut les logiciels des objets brevetables, l'OEB a délivré plus de 20000 brevets logiciels[[ [Lire l'avis de l'académie des technologies du 10 juillet 2001-> http://www.industrie.gouv.fr/observat/innov/carrefour/notede.htm] ]] Bien entendu, d'un point de vue juridique, ces brevets n'ont pas de valeur réelle en Europe. L'OEB tente donc depuis quelques années d'officialiser ces pratiques par une modification de la directive d'examen de brevetabilité de 1973. C'est ainsi qu'a eu lieu, en novembre 2000, la conférence pour la révision de la convention sur les brevets qui avait pour but de moderniser le texte de 1973. À l'issue de cette convention, il a été décidé de ne pas supprimer les programmes d'ordinateurs de la liste des inventions non brevetables en attendant qu'une consultation soit effectuée au niveau des états européens. Malheureusement, alors que les consultations sont toujours en cours au niveau des états européens, l'OEB n'a pas attendu leur avis et a modifié le texte d'examen de brevetabilité le 05 octobre 2001, afin de prendre en compte la brevetabilité des logiciels qui produisent un "effet technique"[[ [Lire l'article 52 modifié->http://www.european-patent-office.org/legal/gui_lines/f/c_iv_2.htm] ]]. Pire, une proposition de directive de la commission des communautés européennes, concernant la brevetabilité des inventions mises en oeuvre par ordinateur, a vu le jour le 20 février 2002[[ [Lire la proposition de directive->http://www.europa.eu.int/comm/internal_market/en/indprop/com02-92fr.pdf] ]]. {{{Les arguments des partisans des brevets logiciels.}}} Les partisans des brevets logiciels sont essentiellement de grands groupes industriels, les multinationales, les spécialistes en propriété industrielle et les juristes. Ils mettent en avant un certain nombre de points pour appuyer leurs thèses. {{Le hiatus entre le texte de la convention européenne de 1973 et la politique de brevet pratiquée par l'OEB.}} De leur point de vue[[ [Lire la prise de position du Medef->http://www.industrie.gouv.fr/observat/innov/carrefour/ri011.pdf] ]], ce hiatus pénalise les entreprises européennes et la régularisation des textes est nécessaire. Pourtant, force est de constater que sur les 20000 brevets européens accordés par l'OEB, 75\% sont d'origine américaine. Du coup, on peut facilement en conclure que cela pénalise surtout les américains... {{La défense de la compétitivité, des innovations et des investissements des sociétés européennes.}} Aucune étude ne prouve que les brevets logiciels favorisent effectivement l'innovation[[ [L'avis du conseiller du premier ministre, Jean-Noël Tronc-> http://www.april.org/articles/communiques/pr-jntronc.html] .]] La réussite des grandes sociétés américaines de logiciels n'est absolument pas à imputer aux brevets, mais surtout à une politique commerciale bien plus aiguisée. De plus, à part quelques grands groupes industriels, personne ne semble spécialement demandeur de brevets logiciels et surtout pas les PME. Cela est souvent imputé à une méconnaissance des brevets. En réalité, les gains qu'apportent les brevets n'apparaissent pas clairement à la plupart des acteurs économiques. Par contre, les inconvénients, eux, sont évidents : ils coûtent chers, ils accroissent les risques de contentieux et, par la même, les frais juridiques. {{Une harmonisation internationale avec les États-Unis et le Japon.}} Là encore, seuls les multinationales sont réellement intéressées par une telle mesure. {{{Prise en compte des particularités des logiciels .}}} Ce qui choque, à la lecture des récents textes produits par l'OEB et la commission des communautés européennes, c'est l'absence de prise en compte d'un certain nombre de faits évidents : - un logiciel est un bien immatériel, c'est une création de l'esprit. De par cette spécificité, il est nettement plus adapté aux droits d'auteurs. - un logiciel, ce sont des milliers de lignes de code, de multiples fonctionnalités imbriquées. Appliquer les brevets aux logiciels est quasiment impossible. Il suffit d'étudier la situation  américaine pour s'en convaincre. - les investissements pour réaliser un logiciel innovant ne sont en général absolument pas comparables à des investissements industriels. - les cycles de changements en informatique sont extrêmements courts (3 ans), un logiciel innovant prend donc un avantage décisif en sortant le premier. - la durée d'un brevet (20 ans), n'est absolument pas justifiée et pourrait être extrêmement préjudiciable à l'innovation. Possédiez-vous un micro-ordinateur il y a 20 ans ? {{{Brevets logiciels et démocratie.}}} À la lecture de la proposition de directive concernant la brevetabilité des inventions mises en oeuvre par ordinateur, on est édifié par les commentaires concernant la consultation. Sur les 1450 réponses reçues, il est indiqué qu'elles émanent principalement (à 90% !) des développeurs issus du logiciel libre, mais qu'au final, le poids économique des partisans des brevets logiciels est nettement plus important et fait donc pencher la balance en leur faveur. Si vous aviez un doute sur la démocratie européenne, moi je n'en ai plus ! La loi du plus riche est la meilleure, c'est écrit noir sur blanc. C'est pourtant la démocratie que tente de faire prévaloir l'alliance Eurolinux en recueillant les signatures d'une pétition[[Non
aux brevets logiciels’’, signez la pétition ]] contre les brevets logiciels qui a déjà été signée à ce jour par 300 PME et plus de 100000 personnes dans toute l’Europe. Eurolinux regroupe des associations (AFUL,
APRIL, FFII, SSLUG...) et des sociétés commerciales européennes (SuSE, Mandrakesoft, MySQL...) afin de
promouvoir une informatique européenne fondée sur les droits d’auteur, les standards ouverts, la libre concurrence et les libertés.

Le critère économique n’est donc pas le seul à devoir être pris en compte. Il faut remarquer malgré tout que sur ce critère, l’importance des PME en France et en Europe semble être extrêmement sous-estimé. Le
fait que les partisans des brevets logiciels contribuent plus au PIB et à l’emploi (critères qui semblent être pris en compte par la commission) que l’ensemble des PME du secteur logiciel reste à démontrer.

Autres critères à prendre en compte, les évolutions de notre société.

Prise en compte des évolutions de notre société.

La société de l’information, le numérique, ne sont pas que des termes à la mode. Ils représentent aussi une réalité. L’informatique, et les logiciels donc, font désormais partie de notre quotidien. Ils sont
dans tous les rouages de la société moderne.

Cette constatation amène bon nombre de gouvernements à réfléchir sur les problèmes de liberté et d’accès à tous aux nouvelles technologies [1] [2] [3]. De par ces réflexions, l’Europe s’est engagée depuis quelques années dans des choix informatiques qui favorisent les normes, une
interopérabilité des systèmes, une plus grande transparence [4] [5] [6]. Cette logique favorise les échanges et la coopération. Ainsi, nous nous éloignons peu à peu de cette culture propriétaire, fermée, secrète, vieillote dont les brevets logiciels à l’américaine sont les
garants.

Prendre en compte les seuls critères économiques est donc très dangeureux. Il est risqué de passer à côté d’un grand changement : celui des logiciels libres. Ils représentent une chance pour l’Europe de se défaire de l’emprise des sociétés américaines, et d’obtenir son
indépendance technologique. Les logiciels libres sont sûrement la seule chance d’éviter que des pans entiers des infrastructures informatiques soient aux mains de quelques-uns : ils doivent être utilisables par tous avec un minimum de freins économiques. Les
logiciels libres, ce sont des milliers de développeurs, sources d’innovation, dont l’idéal de liberté est menacé par les brevets logiciels.

Conclusion

Le système des brevets logiciels aux États-Unis a très largement démontré qu’il était inapplicable. Suivre ce modèle, agrémenté de quelques précautions supplémentaires, et croire ainsi que l’Europe
s’en sortirait mieux que ces concurrents américains est un leurre.

Les logiciels, comme toutes les créations immatérielles, sont déjà protégés par les droits d’auteur. Vouloir ajouter une protection juridique supplémentaire aux logiciels en leur octroyant la possibilité d’être brevetés, c’est faire passer les logiciels du système de propriété intellectuelle au système de propriété industrielle. Or le processus de création d’un logiciel relève bien plus d’un processus intellectuel que d’un processus industriel.

Aller vers les brevets logiciels, c’est s’aligner sur les règles du jeu qu’ont fixé les grandes sociétés américaines en vue de renforcer leurs positions historiquement dominantes, en profitant du système de
rentes qu’induit le brevet logiciel. Ceci équivaut à un renoncement total d’une indépendance technologique de l’Europe.

Aller vers les brevets logiciels c’est décourager, voir tuer les PME du logiciel européen pour qui l’innovation est un facteur de survie. Mettre en place le système de brevets logiciels, c’est ajouter des contraintes lourdes pour les PME, et donc, par là même, freiner leur capacité d’innovation. C’est enfin mépriser de nombreux développeurs indépendants, jeunes pour la plupart, qui n’ont pas besoin des brevets logiciels et qui pourraient souffrir des décisions
peu éclairées de leurs aînés.

Nos gouvernants nationaux et les instances européennes devront prendre une décision
qui sera plus de l’ordre de la politique que de
l’économie. Veulent-ils l’indépendance technologique de l’Europe, veulent-ils défendre l’innovation et les PME européennes, veulent-ils des systèmes ouverts et interopérables, veulent-ils défendre les droits d’auteur ?

Si c’est le cas, ils doivent dire non aux brevets logiciels.

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Ce document a bénéficié des relectures d’Ingrid Ksiazyk, Hugo Nogueira, Raphaël Rousseau et Julien Tayon. Je les remercie de leur aide et de leurs précieux commentaires.


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[1La lettre du gouvernement du 25/01/2002, La société de
l’information

[2L’internet pour tous, André Santini le 14/09/2000 (Le
Figaro)

[4Lire le rapport du député du Tarn Thierry Carcenac

[5ATICA

[6Programme européen IDA (Interchange of Data between Administrations)

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