Les licences Creative Commons ont le vent en poupe : elles permettent de diffuser tout type de création de l’esprit (musicale, photographique, illustrative, écrite, filmique, pédagogique...) en choisissant le degré de liberté octroyé au public, ainsi que certaines éventuelles restrictions que l’auteur se réserve.
L’article Creative Commons : Soyons créatifs ensemble est, parmi d’autres, très élogieux au sujet de cette dynamique.
Tout irait pour le mieux dans les meilleures licences possibles si ce n’était cette prolifération, facilitée par les licences CC (Creative Commons), de l’idée que « l’argent, c’est mal ! »©. Je crois qu’on est face à une confusion des genres, qui est extrêmement contre-productive.
En un mot comme en cent : diaboliser l’argent prive les entrepreneurs sociaux d’une large masse de biens informationnels dans leurs actions.
Le concept d’entrepreneur social concilie l’action militante dans la sphère sociale et la génération de revenus suffisants pour faire vivre décemment un indépendant ou une structure réalisant ces prestations. L’argent n’est alors pas un facteur d’opulence, générateur de fractures sociales ; au contraire : c’est un moyen d’assurer une indépendance et une autonomie à l’entreprise sociale.
Si des ressources disponibles sur Internet (ou via d’autres média électroniques) sont protégées par des procédés juridiques comme la licence Creative Commons - NonCommercial 1.0, CopID ou Charte Document Libre, c’est l’action sociale potentiellement bénéficiaire de ces ressources qui va s’en retrouver affaiblie. Autrement dit, on arrive à se tirer une balle dans le pied !
Si ces mesures anti-argent se généralisent, avec la meilleure intention du monde, l’activisme social va devoir se cantonner à la sphère associative, en renonçant à l’entrepreunariat social. Tout acteur étant à même de tirer des revenus de son activité militante devra ignorer un pan énorme des richesses informationnelles disponibles sur Internet, au nom de la sacro-sainte « sphère non marchande ». On joue alors le jeu des puissants marchands -hérauts de la mondialisation effrénée- en empêchant les initiatives respectueuses de la planète de profiter de certains biens informationnels souvent précieux. Pire, on peut arriver à la situation paradoxale où la fondation d’une multinationale puisse exploiter des biens informationnels protégés par un moyen légal cité précédemment, alors que les actions de cette fondation sont tournées vers la promotion d’une mondialisation sans limites et celle de la multinationale qui l’a établie.
L’argent a acquis, aux yeux de certains activistes, une connotation de péché, de souillure. Cependant, plus que les aspects purement économiques, c’est sur d’autres principes que l’on pourra évaluer l’éthique d’actions, d’organisations ou d’individus. Ce n’est donc pas l’aspect gratuit et payant qui doit être mis comme éventuelle restriction, mais bien des notions de non-appropriation et de non-captivité. On retrouve de tels principes dans la sphère logicielle, avec la GPL ou Licence Publique Générale, qui ne distingue pas l’usage à but lucratif ou non. Par contre c’est la liberté qui est promue par la GPL.
Mais grâce à l’expérience en matière de logiciels libres, on sait que les principes sont facilement bafoués lorsqu’ils ne reposent que sur des outils légaux. En octobre 2001 par exemple, une entreprise américaine (VA. Linux), qui avait mis en place un environnement logiciel libre pour faciliter la coordination des projets de développement de logiciels libres, SourceForge, a décidé de modifier les clauses selon lesquelles elle fournissait ses services, ainsi que la licence avec laquelle elle diffuserait son logiciel d’hébergement de projets. La communauté du logiciel libre, qui avait permis à SourceForge et VA. Linux de gagner en notoriété à l’échelle mondiale, s’est sentie flouée, trahie. VA. Linux avait usé du faux-semblant pour s’attirer les faveurs des hactivistes du logiciel libre : en adoptant ses licences.
Par contre, les aspects méthodologiques sont un indicateur plus fiable car plus engageant. On peut ainsi évaluer la cohérence entre le discours d’un interlocuteur et ses actes. Le logiciel libre a ses canons en matières méthodologiques (étudiés notamment par des groupes et individus comme Libroscope auquel participe votre serviteur), et la sphère sociale doit formaliser les siens.
L’exemple SourceForge/VA. Linux est un élément qui contribue à prouver, s’il le fallait, que se cantonner à des aspects juridiques pour faire respecter l’esprit d’un projet libre n’est pas suffisant, et que parfois l’on peut manquer sa cible, comme en interdisant à quiconque, y-compris à des activistes sociaux, de faire intervenir de l’argent autour d’une création, au lieu d’en garantir la libre diffusion dans le respect et l’équité.
Les licences Creative Commons sont à cet égard assez nocives car elles mettent l’accent sur l’aspect économique, en renforçant l’impression (déjà assez répandue) que là se trouve un des noeuds du problème de la diffusion d’information.
Naturellement, on aimerait se fier à un élément simple qui nous garantisse la tranquilité quant à l’usage qui sera fait de nos créations, et le droit nous parait tout trouvé pour nous aider dans ce but. Hélas, il n’y a pas de balle en argent pour tuer les loups-garous qui voudraient abuser de nos biens informationnels.
La solution est donc exigeante ; elle nécessite un effort soutenu de vigilance et de transparence.
On peut également tomber dans le travers inverse, à savoir vouloir ponctionner la sphère marchande dans une vocation de rééquilibrage, mais ce n’est pas non plus une bonne idée. Voir à ce sujet : FPL : la licence libère l’argent ?
Cet article a été republié sur Libroscope après avoir été publié initialement sur Cooperation.net en avril 2004 : http://www.cooperation.net/raph/inf....